La visite de la vieille dame
par Orélien Péréol
mercredi 3 février 2016
La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt / Teatro Malandro – Omar Porras avec Yves Adam, Laurent Boulanger, Olivia Dalric, Peggy Dias, Fanny Duret, Karl Eberhard, Philippe Gouin, Adrien Gygax, Jeanne Pasquier, Omar Porras, Gabriel Sklenar.
C’est une fable noire et cruelle, présentée généralement comme une tragi-comédie. A mon sens, c’est une tragédie pure, c’est-à-dire l’histoire d’une mort annoncée. Dans la visite de la vieille dame, le ton est léger, décalé. Ce n’est guère réaliste, cependant, on y voit bien un trait de notre humanité, un trait peu glorieux, que chacun aimerait ne pas avoir en soi. C’est une fable dont l’immorale morale est un peu trop claire, visible et lisible. Le flot qui nous emmène vers cette mort prévisible est bien fait, bien écrit, un peu trop droit en plaine.
L’argument est déréel au possible, ce qui est d’un très fort charme : dans une petite ville (Güllen, ce qui signifie lisier) devenue pauvre par une désindustrialisation précoce, Claire Zahanassian, une milliardaire excentrique, née là et exilée depuis longtemps, revient chez elle. Tous espèrent une amélioration de leurs ressources. Tous espèrent sa générosité. Quand elle descend du train, elle propose une somme faramineuse à la ville, et une autre du même montant à partager entre les habitants. Ce n’est pas tout-à-fait un don. Elle demande un contre don : elle s’achète la justice. En fait, elle veut la réalisation d’un jugement qu’elle a pris seule : la tête de l’homme qui l’a mise enceinte et qui s’est défilé (Alfred Ill), l’obligeant à quitter la ville sous l’opprobre ! Tout Güllen va passer de l’horreur de : « Mais on ne peut pas acheter la justice » au désir porté par tous et chacun de voir accomplie cette sentence pour posséder cet argent.
Le chemin est plutôt droit et donne cependant de nombreuses scènes étranges et savoureuses. Du grand art d’écriture. De nombreux personnages connexes, institutionnels plus ou moins classiques : le docteur, le prêtre, la proviseure, le maire… Toute la question touche à un innommable dont on ne parle pas ou peu : il n’est de bonne vie que d’être à l’aise, comme le chantait Berthold Brecht. Le reste n’a que peu ou pas de poids.
Quand les habitants qui allaient pieds nus se mettent à porter des chaussures jaunes, on a compris que l’argent, qui n’a pas d’odeur, qui ne fait pas le bonheur… qui a tellement de défaut quand on en parle est irrésistible quand il est presque là. Le renoncement à soi, à ses valeurs propres prend un peu de temps, certes mais s’accomplit de façon inéluctable… c’est une sorte de deuil anticipé, comme l’achat à crédit, avec la certitude qu’on y arrivera, que cet oubli de soi est effaçable une fois réalisé, alors que la bonne vie, l’aise des pieds... ça ! ça restera.
Omar Porras nous offre une fête théâtrale. Tout bouge tout le temps, coloré et parfumé pour ainsi dire comme à la foire (d’empoigne). Les trains du début sont inénarrables ; tout en sons, en lumières, avec une gestique idoine. Imaginaire efficace et prolifique ; le ton est donné. Une prise de forme qui ne se démentira pas. La surprise est permanente, les téléphones descendent du plafond au bout de leur fil comme des araignées… l’apparition quasi-instantanée de décors sensibles, évocateurs en diable, la transformation des costumes, les lumières, les couleurs des lumières… les masques, permanents avec un jeu saccadé, expressionniste… la vitesse bien sûr, tout concourt à cette fête, millimétrée, réglée comme un ballet sur un tempo d’enfer et de très mauvaises intentions. L’intérêt du spectateur est renouvelée ainsi, de chocs en chocs, sollicitée brillamment et bruyamment (variations mélodiques dé-maniaques sur la bande-son), grand moment de burlesque intense qui rend la fable acidulée sucrée et aide la médecine à couler (comprend qui peut). Un peu l’arbre qui cache la forêt toutefois.
Mise en scène renversante : un bon moment bariolé dissimulant un texte urticant, une plaie vive à peine soignée sous un pansement féérique.