Le 9è art de la censure

par Mmarvinbear
mardi 4 mai 2010


Art majeur pour certains, mineur pour d’autres, la Bande Dessinée est, de par son positionnement, sous le regard inquiet de l’Autorité, morale ou officielle.

Art visuel, la BD est un vecteur de messages très facilement discernables. Autant un roman ou un essai pourra porter en code un message subversif, et il faudra pour le décoder un minimum d’éducation et de culture. De par son côté visuel, ne nécessitant au préalable aucun enseignement, la BD, tout comme le dessin politique ou humoristique, est d’office suspecte aux yeux des puissants qui se sentent menacés dans leurs positions dominantes, que ce soit sur le plan politique, économique, social ou religieux.

Son côté « destiné aux jeunes » renforce encore la suspicion : les enfants sont l’avenir, et pour la préservation du modèle social, il est indispensable d’en contrôler les lectures.

Pour se faire, le Pouvoir a développé envers la BD des mesures de censure et d’inquisition qu’elle n’a pas forcément transposé aux œuvres écrites, jugées plus difficiles d’accès pour les jeunes. Que ce soit en Europe, aux USA ou au Japon, la Censure, d’ État ou non, à veillé à ce que les enfants ne soient pas pollués par des idées contre-natures ou de nature à vouloir renverser l’Ordre Etabli.

On peut dire qu’il existe trois genres de Censures. Elle peut provenir de l’auteur lui-même ou de l’éditeur. On parlera alors d’autocensure. Elle peut également venir de la profession elle-même, dans un cadre plus large. Elle procède enfin de l’État, au travers des Lois édictées.

L’ auto-censure est le premier rempart à franchir pour un auteur. Si le scénario le prévoit, il peut être amené à dessiner une scène soit très dénudée, soit d’une très grande violence. Il lui incombe alors de choisir s’il décide ou pas d’atténuer le message qu’il veut faire passer. Si c’est le cas, il peut jouer sur divers éléments du dessin : le contre-champ (ou regard détourné), la focale lointaine (qui permet de minimaliser la taille des éléments douteux), ou bien l’obscurité totale.

S’il ne le fait pas, son éditeur, afin de s’éviter des soucis légaux ou financiers, peut lui demander de reprendre une planche litigieuse. Si l’auteur refuse, l’éditeur est en droit de refuser le travail livré. Ou bien de se livrer de lui-même à la manipulation.

 

 

On voit ici le choix de l’éditeur de cadrer différemment une image évoquant un prêtre violeur.

 

C’est le premier filtre que nombre d’éditeurs européens ont utilisé, surtout ceux dont les publications sont destinées à la jeunesse. Charles Dupuis, propriétaire et éditeur de la maison du même nom, veillait personnellement à ce que rien ne vienne choquer la morale catholique. Avec le temps, ses critères s’assoupliront toutefois. Mais pendant longtemps, les coloristes veilleront à ce que les poitrines féminines ne soient pas trop prononcées, et que les robes et jupes arrivent bien en dessous des genoux. Un bon coup de gouache calmant les ardeurs des dessinateurs trop en avance sur la mode vestimentaire.

 

 

Morris doit, à la demande de son éditeur, redessiner la planche évoquant la mort des frères Dalton.

 

Aux États-Unis, la censure se fait sentir dans les années 50. La publication de « la séduction de l’innocent », un pamphlet écrit par Fredric Wertham, psychiatre renommé, sonne la charge. Sa position d’expert des tribunaux lui ouvre une large audience à qui il expose sa thèse : les comics sont responsables en grande partie de la délinquance juvénile. Il convient donc selon lui de légiférer afin de préserver l’enfance. La défense maladroite de William Gaines, alors patron de EC Comics (un maison d’édition spécialisée dans l’Horreur), pousse la profession à prendre les devants pour éviter que le gouvernement n’impose une loi. C’est la naissance du Comics Code Authority (CCA), dont le rôle est d’édicter des règles de bienséance et de les faire respecter, possédant un atout de poids : une maison d’édition qui se refuse à soumettre ses publications pour l’obtention du label « CCA approved » se voit refuser l’accès aux réseaux de distribution. Seul l’éditeur Dell comics n’adhère pas au CCA mais il bénéficie de son image de marque qui le rend insoupçonnable à ce niveau : c’est lui qui édite les versions BD des aventures des personnages de Walt Disney. La grande majorité des éditeurs qui ont besoin de ces réseaux se plient à la règle et le résultat ne se fait pas attendre : la qualité des séries chute de façon drastique, le lectorat adulte fuit car les scénarios sont infantilisés, et nombre d’éditeurs mettent la clé sous la porte : comment être diffusé quand on se voit interdire de parler de crimes dans un comics policier, quand la sexualité doit être niée, que le Bien triomphe toujours du Mal par obligation ?

L’emprise du CCA est toutefois mise à mal dès les années 60. Les Comics Underground se développent. Etant diffusés dans des magasins spécialisés, ces revues se fichent de l’approbation du CCA. Certains même en font un argument de vente... L’évolution des mœurs joue aussi son rôle en montrant la ringardise absolue des règles du CCA. Stan Lee, alors scénariste prolifique chez Marvel, brise peu à peu les tabous en introduisant dans ses séries des personnages issus de la littérature fantastique classique ( vampires, goules, et Frankenstein lui-même est convié dans la série X-men...) et en abordant des thèmes sociaux, comme la discrimination raciale, et la drogue.

 

 

Harry Osborn est un des meilleurs amis de Parker, alias Spiderman. Ses relations difficiles avec son père, qu’il sait être le criminel connu sous le nom de Bouffon Vert, le poussent à se réfugier dans la drogue. Plusieurs cures de désintoxication suivront mais Harry connaitra une fin tragique.

 

Afin de préserver son pré carré, le CCA doit assouplir ses règles, ce qu’il fait lentement : ce n’ est qu’en 1989 que l’homosexualité est un thème désormais officiellement autorisé. Mais pour le CCA le mal est fait, et ce d’autant plus qu’un nouveau réseau de distribution s’est développé : de plus en plus, les jeunes achètent leurs revues dans des librairies spécialisées qui n’entrent pas dans le cadre du Code. Le coup de grâce est donné quand Marvel décide de quitter la Commission en 2001, prenant tout de même garde à donner sur ses couvertures une signalétique précisant la tranche d’âge auquel la revue s’adresse. Le CCA existe toujours, mais son influence peut être qualifiée désormais de négligeable.

 

La France et le Japon, eux, ont opté pour une censure d’État.

En France, la mention du 16 juillet 1949 suffit à faire jaillir des éclairs de rage et de colère tout auteur bien né.

C’est ce jour en effet qu’a été promulguée une loi visant officiellement à protéger l’enfance des effets pernicieux de la Bande Dessinée. Cette loi avait en fait un but moins avouable : offrir une base légale à la limitation d’importation de matériel dessiné venu des USA, importation facilitée par les accords entrant dans le cadre du Plan Marshall. Ce afin de favoriser les éditeurs nationaux d’illustrés qui, par le plus grand des hasards, ont des liens avec les partis politiques de l’époque ( l’éditeur Vaillant est ainsi une émanation du PCF ).

Mise en place, la Commission impose que tout album ou périodique de presse lui soit soumis jusqu’à trois mois avant sa mise en vente. En plus d’expurger les séries de toute violence trop marquée, la Commission des années 50 exige et obtient que les scénarios soient basés sur des considérations « scientifiques et réalistes » : Tarzan est dès lors de fait interdit de publication en France. L’ épervier Bleu, qui en 1953 commet le crime suprême d’aller sur la Lune en fusée, subit le même sort. Curieusement, Tintin n’aura pas ce soucis... Jules Verne non plus...

 

 

Ben Grimm, alias la Chose, est l’excuse officielle pour interdire la série « Les 4 fantastiques » en France. Il ferait peur aux enfants...

 

L’importation de matériel US demeure longtemps sous la menace d’une interdiction surprise. L’éditeur lyonnais LUG lance le mensuel « Fantask » ou il reprend « Les 4 fantastiques ». Au bout de sept mois, le magazine s’arrête, non en raison de ventes trop faibles, mais en raison des coupes incessantes exigées qui dénaturent l’œuvre et la rendent parfois incompréhensible. Lug corrige le tir, notamment en diffusant ses magazines suivant en noir et blanc, histoire d’atténuer le caractère violent des comics books. Mais « Marvel » doit s’arrêter après un an et voit même son numéro 14 détruit dès sa sortie d’impression.

 

 

Quoi de plus innocent qu’un gag de Boule et Bill ? Pourtant, cette planche a causé des soucis à Roba, pour « cruauté envers les animaux », alors qu’ il est visible que c’est le chien lui-même qui met ses oreilles en pale d’hélicoptère.

 

Les auteurs qui voient un album interdit peuvent faire appel de la décision, et ils ne se privent pas de le faire, ce qui leur permet de constater la stupidité profonde des membres de la commission. Tilleux voit la sortie des deux premières aventures de Gil Jourdan interdite au motif qu’elle est « irrévérencieuse pour la police » alors que la prépublication dans Spirou n’a posé aucun problème. Lors de l’appel, il apprend que le titre du deuxième épisode pose aussi problème : « Popaïne et vieux tableaux » n’est pas acceptable car on y lit le nom d’une drogue. Tilleux doit calmement expliquer que la popaïne n’existe pas, qu’il a choisi ce nom précisément pour ne pas écrire « cocaïne » en accord avec les règles de la commission... C’est dire le niveau...

 

Jacques Martin voit sa « Griffe Noire » se faire mettre à l’index en 1965 car soi-disant cette aventure d’ Alix évoquerait l’OAS. Pour une série se passant au Ier siècle avant JC, on voit mal comment. Berck a lui la surprise de voir « le roi dollar » interdit de diffusion en album, au motif que la bd serait une évocation d’une affaire de corruption en cours en France. La encore, les épisode diffusés quelques semaines avant dans Spirou n’avaient posé aucun souci. Inutile de préciser que pour eux, le marché noir en provenance de Belgique et de Suisse a fonctionné à plein régime !

La situation ne commence à se débloquer qu’avec 1968. Le changement de génération et de mentalité libère quelque peu les bandes, et la commission concentre son action sur la sexualité, invitant fortement par exemple Barbarella à aller se rhabiller. La commission perd de son influence lentement mais surement, au grand soulagement de tous. Ses avis sont de moins en moins suivis par le Ministère de l’Intérieur. En 2010, la commission est toujours active mais sa capacité de nuisance est réduite à la portion congrue. Reste à lui donner le coup de grâce. Mais quel gouvernement aura le courage de suivre le conseil de Bernard Joubert ?

« Trier la bonne littérature de la mauvaise, les artistes des faiseurs, ceux qui expriment de ceux qui pondent, nous en laissons le soin aux critiques et à nous-même, lecteur, pas à la justice ni à la police. Et à tout âge de la vie, même au plus jeune, nous ne professons qu’une règle : ne jamais reposer un livre parce que l’autorité vous l’ordonne. »

 

Le Japon lui ne voit pas le manga d’un mauvais œil. La tradition iconographique de ce pays en est surement la raison principale. Si la dictature impériale a dirigé et orienté les auteurs dans leurs scénarios, le changement de législation intervenu en 1945 a totalement libéré les mangakas sur le plan politique. La loi japonaise n’impose aucune restriction autre que la lutte contre les « outrages aux bonnes mœurs ». C’est un terme très vague, qui n’aide pas les juristes quand un cas litigieux est porté au tribunal. Pour trancher le litige, les juges japonais s’appuient dès lors sur la tradition.

Ainsi, il est possible de trouver au Japon des mangas pornographiques d’une grande obscénité, même pour nos critères : les pires fantasmes sont en vente libre, même ceux qui ici tombent sous le coup de la loi. Leur vente est libre et ne pose aucun soucis car les éditeurs sont très segmentés et restent sur leur marché. Le genre est ainsi facilement identifiable : une couverture « harlequin » signale un roman à l’eau de rose. Une couverture « Soleil productions » signifie « filles à gros nichons dedans »...

Ainsi, pour la culture japonaise, il est outrageant pour les mœurs de représenter les poils pubiens d’une femme. Le mangaka veillera à ne pas les montrer, d’une façon ou d’une autre. Cela ira de l’épilation à la culotte, en passant par la représentation d’une héroïne prépubère. C’est Marc Dutroux qui va être content...

 

 

Les mœurs changent avec le temps. Les japonais sont de moins en moins choqué par la pilosité intime féminine, et même masculine. Un sexe d’homme lui doit soit être noirci ou blanchi, soit être barré d’un trait noir, mais aucun texte ne précise l’épaisseur légale du trait...

 

L’évolution des mœurs, la multiplication des supports, la vente directe via Internet et le zèle imbécile des moralisateurs sont autant de raisons pour lesquelles une BD est de plus en plus facilement trouvable, même si son sujet est lourd ou difficile. Le dernier obstacle qui reste est l’autocensure éditoriale, renforcé par l’influence grandissante des services marketings des maisons d’éditions pour qui une BD doit avant tout être « bankable ». Le rendement avant la qualité, quoi.

(à suivre)

 


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