Le chien de Giacometti

par Robin Guilloux
mercredi 21 mars 2018

                

L'imaginaire est beaucoup plus près et beaucoup plus loin de l'actuel : plus près puisqu'il est le diagramme de sa vie dans mon corps, sa pulpe ou son envers charnel pour la première fois exposés aux regards, et qu'en ce sens-là, comme le dit énergiquement Giacometti (G. Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p. 172), "Ce qui m'intéresse, c'est la ressemblance, c'est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance : ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur." (M. Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit, Gallimard, Folio essais, p. 24) 

Fils de Giovanni Giacometti, peintre impressionniste suisse, Alberto Giacometti a étudié aux Arts et Métiers de Genève. En 1922, il s'installe à Paris et intègre le groupe des surréalistes autour de Breton. Il est soumis pour ses sculptures à un problème d'échelle : l'oeuvre finie ne dépasse pas la longueur d'une boîte d'allumettes ! C'est alors qu'il a l'idée de les étirer de façon outrancière : cette technique produit des silhouettes émaciées et gigantesques, à la surface grêlée et grenée, non sans rapport avec la statuaire sacrée d'Afrique.

Ce que Giacometti veut mettre en avant, c'est la solitude et la fragilité de l'homme. Au lieu de tailler et de ciseler une masse jusqu'à la forme souhaitée, il part d'une ossature de métal à laquelle il ajoute de l'argile. C'est ce style si particulier qui le distingue des sculpteurs d'après-guerre. Expulsé du groupe surréaliste en 1934 pour avoir effectué des portraits, il doit passer par des galeries new-yorkaises avant d'être enfin exposé à Paris. Il obtient le Grand Prix de la sculpture de la Biennale de Venise en 1962, puis le Grand Prix national des arts en France en 1965. (source : blog l'art du rien)

Je n'ai jamais cherché à comprendre pourquoi cette sculpture d'Alberto Giacometti me touchait aux larmes. Sans doute à cause de cette bonne tête aux oreilles pendantes qui penche vers la terre, de cette échine qui s'échine, de cette maigreur, de ce grand cœur qu'il forme avec ses pattes, de cette silhouette nonchalante et dégingandée (un lévrier afghan ou un braque ?) qui semble témoigner du fait que l'humour, avant d'être une caractéristique de l'esprit humain, se trouve déjà dans la nature, de ce regard que l'on devine, qui voit des choses que je ne vois pas, qui sent ce que je ne sens pas, qui entend ce que je n'entends pas, qui voit le simple que j'ai oublié à force de "réfléchir" et que je ne retrouve qu'en lui, de cette absence de mots, de cet amour silencieux, du compagnonnage à la vie à la mort, de la complicité sans paroles, du destin de tous les hommes et de tous les chiens du monde, contingents et mortels, jetés, tout comme les hommes, dans le monde, sans l'avoir voulu, et qui ne se demandent pas si c'est le Bon Dieu ou le hasard, et qui souffrent comme les hommes, de toute leur chair et de toute leur âme de chien, sans jamais se plaindre de leur vie de chien et qui nous réconfortent sans conditions, car nos semblables, c'est le moins qu'on puisse dire, ne débordent pas de bienveillance et, comme disait Paul Cézanne : "c'est effrayant la vie".

Des chiens que j'ai eus, que j'ai aimés, que j'ai perdus...

Si le chien est l'une des rares créatures d'une autre espèce avec lesquelles nous ayons réussi à entrer réellement en relation, c'est parce que nous avons fait advenir le chien et que le chien a accepté de venir à l'homme.

Le chien d'Alberto Giacometti : silhouette carbonisée, réduite à la forme pure, à l'eidos, à la morphé, à la minceur de la matière, de la hylé qui la constitue et au vide qui la délimite. Le visible apparaît dans le retrait, l'absence d'un "quelque chose", le monde n'est pas "plein comme un oeuf, il est "aéré".

Hegel distingue l'absolu, "l'universel concret" du "singulier abstrait", abstrait parce qu'il est retiré du tout (ab-trahere) ; pour Hegel, seul le tout, la totalité est "réelle" ; la science (la zoologie par exemple) ne veut avoir affaire qu'à "l'universel concret", au tout, au chien en général à aucun en particulier.

"La science manipule les choses et renonce à les habiter, écrit Maurice Merleau-Ponty, elle s'en donne des modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel. Elle a toujours été cette pensée admirablement active, ingénieuse, désinvolte, ce parti pris de traiter tout être comme "objet en général", c'est-à-dire à la fois comme s'il n'était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices." (L'Oeil et l'Esprit, p. 9, folio essais Gallimard)

Avec l'art, cependant, nous n'avons affaire qu'à du singulier.

Comme nous descendions de conserve le boulevard Saint-Michel, Marcel Conche me désigna soudain un de ces pauvres marronniers qui survivent, on ne sait par quel miracle, le long des trottoirs parisiens : "Cet arbre est-il abstrait ou concret ?" "- Je dirais qu'il est concret, mais j'ai bien peur de me tromper." - Vous avez raison d'être prudent, car pour Hegel, cet arbre est abstrait car seule la totalité (l'esprit absolu réalisé) est concrète." Et après un silence : "Mais vous savez, pour moi aussien ce moment, cet arbre est tout ce qu'il y a de plus concret."

Bien que le monde de l'homme soit virtuellement la totalité du monde, il est constitué pour chaque homme de "singularités vécues" (Erlebnisse). Nous n'avons jamais réellement affaire à ce que Hegel appelle "l'universel concret", mais toujours à des "secteurs" de l'Etre et donc, en l'occurrence au chien de Giacometti qui n'est ni une "idée de chien", ni le "chien en soi", ni la photographie (ou la "représentation") d'un chien, ni le chien du voisin, ni la planche d'un manuel de sciences naturelles et c'est pourquoi la sculpture de Giacometti peut "remuer" tant de choses "à l'intérieur".

Reprenant les thématiques de La phénoménologie de la perception (1945), Maurice Merleau-Ponty évoque le mystère de la profondeur qui traverse toute l'histoire de l'art avec la question de la "perspective" - que les choses du monde soient à la fois "en nous" et "hors de nous", que nous soyons "auprès des choses", sans pour autant nous confondre avec elles, qu'elles soient d'une certaine manière "en nous", sans que notre conscience les "contienne", que les choses du monde "signifient" pour nous, sans pour autant se réduire à des signes, mais soient aussi la "chair" de la lumière, des couleurs et des formes.

Le chien d'Alberto Giacometti fait resurgir l'exclamation de l'enfance, l'étonnement simple, le plaisir, la surprise, l'ivresse de nommer et de re-connaître : "Regarde, un chien !"

Mystérieux et familier, il surgit du fin fond du monde visible.

Un chien, ce chien, LE chien... Giacometti fait voir une essence, certes, mais actualisée dans une forme particulière, celle d'un chien particulier... sans doute un lévrier ou un braque, suivant obstinément une trace invisible, au ras de l'horizontalité du monde sensible, entièrement présent à l'instant (il est), quand l'homme qui marche, lui, dans son humanité verticale, fixe l'horizon, la jointure (il a à être), hanté par le souci, l'angoisse, la pré-occupation, le regret ou le remords, entre passé et futur, mémoire ou anticipation, "rétention" et "protention" dit Husserl, ou la trace d'un appel venu de loin qu'il peine à déchiffrer. "

Car il marche lui aussi sur la terre, le chien horizontal, dans la proximité de la terre et du temps, il marche aux côtés de l'homme vertical, légèrement penché en avant, vers le futur, "l'être des lointains", il semble plus en mouvement dans son immobilité paradoxale que si on l'avait photographié (comme le montre Maurice Merleau-Ponty avec l'exemple des chevaux du Derby d'Epsom de Géricault), ses quatre pattes posées sur le sol, comme les deux pieds de l'homme qui marche... Mystère de la marche, du mouvement...

Le chien qui marche marche aux côtés de l'homme qui marche. Ils marchent sans relâche, dans la lumière de l'aube, sous le soleil de midi, sous le dais du ciel étoilé, jusqu'à la fin du temps, vers le mystère de la mort.

Théodore Géricault, Course de chevaux, dit traditionnellement Le Derby de 1821 à Epsom 

Cette œuvre retient l'attention par le contraste qui réside dans la grande minutie du tableau et l'aspect complètement irréaliste du mouvement des chevaux. Ceux-ci semblent en effet flotter dans les airs, comme s'il s'agissait d'une danse où tous les chevaux seraient représentés pendant le temps de suspension de leur galop. Ce tableau illustre donc parfaitement les recherches de Géricault, et plus généralement du XIXe siècle, sur le mouvement et sa représentation.

La découverte « scientifique » et vériste de la décomposition du mouvement n'interviendra que plus tard, à la fin des années 1870, avec la chronophotographie de Marey et Muybridge. Nous savons dorénavant que les chevaux n'ont jamais les quatre jambes tendues simultanément. (sources : wikipedia)

Notes :

a) "Pourquoi le cheval photographié à l'instant où il ne touche pas le sol, en plein mouvement donc, ses jambes presque repliées sous lui, a-t-il l'air de sauter sur place ? Et pourquoi les chevaux de Géricault courent-ils sur la toile, dans une posture pourtant qu'aucun cheval au galop n'a jamais prise ? C'est que les chevaux du Derby d'Epsom me donnent à voir la prise du corps sur le sol, et que, selon une logique du corps et du monde que je connais bien, ces prises sur l'espace sont aussi des prises sur la durée. Rodin a ici un mot profond : "C'est l'artiste qui est véridique et c'est la photo qui est menteuse, car, dans la réalité, le temps ne s'arrête pas." La photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l'empiétement, la "métamorphose" du temps, que la peinture rend visibles au contraire, parce que les chevaux ont en eux le "quitter ici, aller là" (Henri Michaux), parce qu'ils ont un pied dans chaque instant." (L'Oeil et l'Esprit, p. 80-81)

b) Il faut faire attention aux différenciations trop tranchées entre le comportement humain et le comportement animal et savoir que la question de l'acquisition de la marche n'est pas totalement élucidée. Ce que l'on peut dire, c'est qu'une fois que le schéma neurologique de la marche est en place, il devient parfaitement automatique, tout en restant soumis à la volonté, mais c'est son inscription dans la mémoire procédurale qui permet la perception de l'étape d'un mouvement dans l'immobilité du chien et de l'homme qui marche de Giacometti. Le patern "marche" inscrit la situation d'immobilité dans la logique d'un mouvement et renvoie dans l'inconscient à la procédure de la marche. (Cet éclairage scientifique m'a été fourni par mon collègue de SVT, Monsieur Jean-Louis Thomas)

c) Il y a, selon Husserl, deux façons de comprendre le temps. La première consiste à le penser comme un temps objectif dans lequel prennent place les phénomènes, ceci sans aucune intervention d’une quelconque subjectivité. La deuxième consiste à le penser comme temps interne, c’est-à-dire comme temps de la conscience. C’est à ce dernier que Husserl s’intéresse. Le présent n’est en aucun cas pour lui une pure instantanéité mais ne se laisse au contraire penser que selon les trois dimensions que sont le passé, le présent et le futur. À tout moment, il y a dans la conscience une présence des phénomènes passés tout comme il y a une anticipation ou une projection du futur. Il y a dans le présent une rétention du passé (rétention primaire si c’est un passé immédiat, rétention secondaire si c’est un souvenir plus lointain) et une protention du futur (de ce qui va immédiatement arriver).

 

 

 

Alberto Giacometti, né à Borgonovo dans le Val Bregaglia le 10 octobre 1901 et mort à Coire le 11 janvier 1966, est un sculpteur et un peintre suisse.

 Giacometti, Le chat

"Les clébards, les clébards, y'en a qu'pour les clébards !" (prononcer avec l'accent d'Arletti dans Hôtel du Nord)... Et moi ? C'tun comble, tu dis pas un mot de moi, s'pèce de sale traître !

- Trop de choses à dire, mon vieux (ou moins , car le mystère est plus simple ou plus profond, ce qui revient au même), ça sera pour une aut'fois !... Et puis quand même, je ne sais plus combien de poèmes Baudelaire t'a consacrés dans Les Fleurs du Mal... C'est déjà pas mal, non ? Ca devrait suffire à satisfaire ton narcissisme... Je compense une injustice : Baudelaire est très injuste envers les chiens.

- Pfffffff...."


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