Le chien de Montargis suis, oyez mon édifiant récit !

par Fergus
mardi 11 juin 2019

On a dit et écrit tant de choses sur moi et mon légendaire combat singulier qu’il m’a semblé utile de narrer ma propre version. Par chance, au paradis des canidés, j’ai pu bénéficier de cours d’expression en langage humain. Oyez donc, braves gens, mon histoire et celle du chevalier de Macaire, ce triste sire que je fus mandé à combattre en Jugement de Dieu sur un champ clos de l’île Louviers en l’an de grâce 1371…

Avant toute chose, prenant acte qu’une rédaction en « vieux françois » vous eût à coup sûr affligé le cap, j’ai tenté d’actualiser ladite rédaction en langage moderne. J’espère y être parvenu.

La vie m’était douce au côté de mon maître, messire Aubry de Montdidier, lequel bénéficiait de la protection du bon roi Charles V et avait, de ce fait, ses entrées à la Cour de France. Lorsque je ne me prélassais pas au logis, quand mon maître y vaquait à ses occupations domestiques ou recevait quelque gentilhomme de ses amis, nous avions pour habitude, lui et moi, de nous détendre en effectuant des promenades.

Certes pas dans la ville où l’on pouvait si soudainement passer de vie à trépas sous les roues d’un charriot ou d’un fardier, et où la puanteur des seaux vidés par les fenêtres au cri de « Gare l’eau ! » le disputait, ici aux odeurs de viscères des abattoirs, ailleurs à la pestilence des ateliers de mégisserie et de teinture. C’est donc hors des murs de Paris – où notre souverain avait entrepris de construire une nouvelle enceinte sur la rive droite –, que nous partions le plus souvent nous détendre, loin des dangers et des nuisances de la grande cité.

Comme vous pouvez l’imaginer, tout était alors prétexte pour moi à des courses dans les bois et les garennes ou à fureter dans les halliers, ici sur les traces d’un chevreuil, là sur celles d’un lapin. Sans grand succès, je dois le reconnaître humblement, mon statut de chien de courtisan m’ayant mal préparé à ce genre de défis. Il est vrai, à ma décharge, qu’en lévrier fidèle, je ne m’éloignais jamais beaucoup d’Aubry, dans la crainte d’une mauvaise rencontre qui, sans mon assistance dévouée, l’eût mis en difficulté.

Hélas ! vint ce funeste jour où messire Aubry décida, passée la porte du Temple, que notre promenade se ferait dans la toute proche forêt de Bondy. Et cela malgré la redoutable réputation d’icelle, hantée, disait-on, par des brigands et des marauds. Par chance pour nous, aucun de ces malandrins ne se manifesta, et notre balade sylvestre se serait terminée sans encombre s’il n’était soudainement surgi d’un taillis un ex-compagnon d’armes de mon maître. Un certain chevalier Richard de Macaire.

Par malheur pour messire Aubry, ce chevalier, fort disgracieux de face, nourrissait à l’encontre de mon maître une jalousie maladive dont j’appris plus tard qu’elle était liée à une proximité du roi à laquelle lui-même ne pouvait prétendre, au préjudice de ses ambitions. Dès lors, ce Richard de Macaire s’était mis à nourrir le projet d’occire Aubry de Montdidier. Sa présence en la forêt de Bondy n’était donc point fortuite, ce sinistre individu ayant fait en sorte de se trouver sur la route de mon maître en un lieu propice à son dessein.

À mon grand regret, et plus encore à ma grande vergogne, je ne pus m’opposer à ce crime : Aubry, surpris par l’assaut, fut sauvagement occis puis enterré par ce Macaire dans un fossé à l’écart de la sente. Durant des journées, je restai là à pleurer mon bon maître. Jusqu’au moment où, la faim me tenaillant, je repartis vers Paris et le logis de messire Aubry pour trouver à me nourrir. La faim et la soif apaisées, je retournai en gémissant vers la forêt de Bondy où, à l’endroit même où mon bon maître avait été enseveli, je repris position en proférant moult jappements de désespoir.

Mon manège s’étant produit à plusieurs reprises, je fus suivi par des amis d’Aubry de Montdidier, fort marris de son inquiétante disparition. La dépouille découverte et ramenée dans Paris pour y être dignement inhumée, je fus recueilli par des parents d’Aubry. Or, il advint peu après que, lors d’une rencontre inopinée avec un groupe de gentilhommes, je sautai sur l’un d’eux, les crocs menaçants et la bave aux babines. L’étonnement fut grand car j’étais réputé chien de grande courtoisie. Dès lors naquit un soupçon envers cette personne, le chevalier Richard de Macaire, dont on connaissait la sournoise rivalité qui l’opposait à Aubry.

La chose fut rapportée à notre bon roi Charles. Sa curiosité piquée, le souverain voulut en avoir le cœur net. À cet effet, il réunit dans une cour du Louvre une assemblée de courtisans au mitan de laquelle figurait Macaire, puis il me fit introduire. Sans trop savoir ce que je faisais céans, j’allai de l’un à l’autre de mon allure débonnaire lorsque, soudain, je reconnus le félon, dissimulé parmi les personnes présentes. Aussitôt, je me mis à grogner et, babines retroussées, à montrer mes crocs au meurtrier de messire Aubry dont ses voisins s’étaient écartés. Nul doute que j’eusse bondi à la gorge de cet ignoble criminel si je n’en avais été solidement empêché par de puissantes mains.

Le trouble ayant été grand dans l’assistance, le roi fit interroger Richard de Macaire. Comme l’on pouvait s’y attendre, l’homme nia avec énergie toute responsabilité dans l’affreux trépas d’Aubry de Montdidier. Malgré sa véhémente défense, le chevalier ne réussit pourtant pas à convaincre le roi de sa loyauté. Mais faute de pouvoir entendre de ma part autre chose que des aboiements accusateurs, la chose en serait restée à un déni de justice. C’est alors que, par un grand prodige, le roi Charles décida, pour trancher cet épineux litige, que l’on s’en remettrait à l’ordalie, autrement dit au Jugement de Dieu, sous la forme d’un duel judiciaire entre le chevalier de Macaire et moi-même.

Ainsi fut fait. Un champ clos fut délimité dans l’île Louviers, autrefois détachée de l’île Notre-Dame sur les eaux de la Seine. Après quoi, sous les yeux du roi et d’un grand renfort de courtisans, nous fûmes introduits en lice, Macaire et moi. Lui disposait d’un solide gourdin, moi de mes crocs acérés et d’un tonneau ouvert aux deux extrémités pouvant me servir de refuge. Le combat s’engagea. Le chevalier félon tentait de me frapper, mais bondissant avec agilité, tantôt à dextre, tantôt à senestre, je réussissais à son grand dam à esquiver les coups qui m’eussent brisé les reins ou fracassé le chef. Jusqu’au moment où, profitant d’une ouverture, je sautai sur l’assassin et lui emprisonnai fermement la gorge dans mes mâchoires tandis que le gourdin chutait sur le sable de la lice.

J’aurais pu très facilement occire le chevalier de Macaire, et je reconnais avoir été très tenté de le faire. Mais je voulais qu’il avoue publiquement son crime. En accentuant la pression sur sa gorge, je le contraignis à demander d’un geste grâce de cette mort sur le champ clos. Le roi Charles accepta et entendit les aveux de ce méprisable individu. Moyennant quoi, icelui fut condamné à être pendu pour le meurtre de messire Aubry. C’est ainsi que sa pourrissante dépouille, accrochée par le bourreau à l’une des branches du gibet de Montfaucon, donna pitance aux corbeaux et aux pies de cette immonde voirie. Nul ne pleura Richard de Macaire, aussi vilain d’âme que de face.

*****

Amis lecteurs, ne vous vous laissez pas abuser par les affabulations de ce chien dont le texte apocryphe a très probablement été rédigé par un facétieux bipède, possiblement un dénommé Fergus. En réalité, il existe différentes versions de cette histoire dont une attribuée à Montaigne dans ses Essais ; une autre, de 1648, est signée La Colombière ; et Pixerécourt lui consacra en 1814 une pièce de théâtre qui, dit-on, fut jouée durant deux décennies. En outre, l’origine de cette légende ne remonte pas au 14e siècle, mais au 12e siècle sous la forme d’une chanson de geste intitulée « La chanson de Macaire ».

Une chanson de geste dans laquelle il est bien question, au temps lointain de Charlemagne, d’une rivalité entre un certain Aubry de Montdidier et un dénommé Richard de Macaire. Mais cette rivalité n’a pas pour objet d’accéder à la Cour du roi ; c’est en effet le cœur de la belle Sibille qui en est l’enjeu. Et cela jusqu’au drame : Montdidier est assassiné par Macaire. Comme dans le texte figurant ci-dessus, c’est le désespoir du chien d’Aubry qui permet la découverte du cadavre enterré en forêt de Bondy, mais aucun Jugement de Dieu n’est ordonné par le futur empereur, pas plus que par les magistrats de l’époque.

Là où la version de Montaigne est intéressante, c’est qu’elle a pour cadre… Montargis et sa forêt (en lieu et place de la forêt de Bondy). Certes, Montdidier y est nommé Vaucresson, mais l’histoire est à peu près identique à celle que vous a racontée ci-dessus le prétendu chien de Montargis. Charles V, en séjour au château de cette ville, est bien présent lors de la découverte du forfait de Macaire, et ce sont les juges qui, sur son instruction, ordonnent le combat judiciaire entre le chien et le criminel avec l’issue que l’on connaît.

La ville de Montargis – la « Venise du Gâtinais » –, est d’ailleurs si bien attachée à cette légende que le fameux duel est mis en scène ou évoqué en divers lieux. Le combat est notamment représenté sur un vitrail de la très belle église Sainte-Madeleine, réalisé en 1861 par la maître-verrier Julien-Léopold Lobin. On peut également en apprécier le réalisme sur une statue de Gustave Debrie, fondue en 1875 ; cette œuvre est visible dans le jardin Durzy, attenant au musée Girodet.

La légende du « Chien de Montargis » a-t-elle un fond de vérité ? Nul ne le saura probablement jamais. Mais l’histoire est belle, et à ce titre vaut d’exister.

À lire également :

Un duel légendaire : Du Guesclin contre Cantorbery (juillet 2015)

Un affrontement mémorable : le Combat des Trente (juin 2015)

 


Lire l'article complet, et les commentaires