Le cinéma de Jacques Tati : désuet ou actuel ?

par Patrice Fyfadjy
samedi 13 août 2022

Pour certains la réponse s'impose d'elle-même, ce cinéma reflète une époque disparue, révolue, ses personnages n'existent plus, mis à part dans les souvenirs. Un critique du septième art ou même un observateur de la société aurait pourtant son mot à dire, et le droit de la poser haut et fort cette question : le cinéma de Jacques Tati, vous le trouvez désuet ou actuel ? Face à la moue dédaigneuse de ses interlocuteurs, il ne manque pourtant pas d'arguments.

Un cinéma différent

Être singulier n'est pas synonyme de dépassé. Les exemples de créations modernes à leur sortie qui vieillissent particulièrement mal sont légion, nous aurons la politesse de ne pas donner d'exemple. Regarder un film d'une autre époque, c'est un peu comme tomber sur une carte postale ancienne, on l'écarte rapidement ou on prend le temps de l'observer et des détails ordinaires peuvent vous captiver. Jacques Tati est un cinéaste de détails, des moments brefs qui semblent quelconques mais qui parviennent mystérieusement à vous toucher. Je ne citerai qu'une scène. Au tout début du film Les vacances de Monsieur Hulot, l'autobus prend en charge de nombreux voyageurs, le chauffeur s'apprête à démarrer mais la tête d'un enfant au visage innocent surgit à travers son large volant. C'est un moment un peu surprenant, un instant cocasse, pourtant marquant qui parvient à vous faire rentrer dans une ambiance, un contexte.

Monsieur Hulot traverse toute la filmographie, ou presque de Jacques Tati. En se penchant sur les principaux héros dans la littérature, le théâtre et le cinéma, il est difficile de trouver un personnage plus lunaire. Il ne correspond pas au héros actuel, il n'a pas le profil. Certainement, mais son côté particulièrement décalé lui donne une présence très supérieure à celle de bien des comédiens. Le plus souvent ce personnage ne cherche pas la séduction, il est présent, et ça lui suffit. Sa prestation de tennisman dans le film précédemment cité est mondialement connue. Sa technique au service est à proprement parler hors du commun, la fédération française de tennis avait intégré par le passé cet extrait dans un des ses clips. Il est souvent reproché aux joueurs de tennis actuels d'être un peu trop lisses, ils ont pourtant avec ce modèle une occasion en or de briller face aux médias et aux caméras. Sauront-ils la saisir ? La réponse leur appartient.

Par ailleurs, le fait que plusieurs films ne soient pas en couleur contribue à marginaliser ce cinéma. Les estivants dans Les vacances de Monsieur Hulot sont d'une autre époque, pourtant les moments de séduction entre l'homme et la femme âgée, ont plus de délicatesse que des dizaines de documentaires qui traitent des rapports au sein des couples de cette génération. Un film en noir et blanc peut ainsi comporter beaucoup plus de lumière qu'une production cinématographique contemporaine.

 

Un cinéma clairvoyant

Dire des choses difficiles à entendre en restant courtois est un immense tour de force. C'est un peu ce que parvient à faire Tati dans Playtime. De grandes transformations sont en cours lors de la période communément appelée les Trente Glorieuses. Les priorités sont reconstruction et organisation. Ces impératifs étaient totalement justifiés. Le cinéaste montre ces évolutions et leurs implications avec beaucoup d'élégance et d'humour. Dire qu'il a été désapprouvé est très en dessous de la réalité. Playtime a été un fiasco à sa sortie. En plus d'un échec commercial, le cinéaste a dû subir des attaques de la part des journalistes. Il lui a été reproché d'être réactionnaire et de vouloir rester attaché à des valeurs anciennes.

Par quoi commencer pour décrire l'actualité d'un tel film ? L'un des passages montre des appartements pourvus de grandes baies vitrées. Les habitants occupent les lieux dans des intérieurs qui sont pratiquement tous identiques. Les occupants semblent être gouvernés par leur propre habitat. L'aspect fonctionnel de leur appartement a l'air de diriger leur vie, ils sont presque captifs de leur intérieur. Ce extrait ressemble de façon troublante à un miroir dirigé sur bon nombre de foyers. En outre, voir des individus mis en scène dans leur intimité peut inciter à faire quelques rapprochements avec des programmes récents.

La diffusion commence par l'entrée de touristes dans un aéroport à Paris. L'aspect est très proche des infrastructures actuelles presque partout dans le monde. Organisation et rationalisation aidant l'efficacité progresse mais elle s'accompagne d'une certaine uniformisation.

La scène finale montre une circulation saturée de véhicules autour d'un rond-point. Chacun est libre de comparer avec le présent et d'en tirer des conclusions, le cas échéant.

Le souci de rigueur se trouve également dans l'organisation du travail. Une salle de restaurant est préparée pour une grande soirée mais le nombre de convives est trop important. La réception évolue dans un grand désordre festif, le rationalité perd finalement la partie, dans ce passage-là du moins.

Rétrospectivment le film a finalement connu une reconnaissance unanime. Avec le temps certaines évidences s'imposent.

 

Un cinéma désuet pour les uns, actuel pour les autres, chaleureux pour beaucoup

Bien des personnes s'intéressent ou se détournent de ces films pour différentes raisons, c'est tout à fait légitime et défendable. Qui dont aime ces créations et pourquoi ? Il serait bien commode de penser que ce sont des gens d'un certain âge, d'un grand âge diront ceux qui ont le moins de tact. Ceux qui les apprécient sont peut-être ceux qui au contraire ne veulent pas vieillir. Le personnage de Monsieur Culot ne peut pas être démodé, et encore moins à la mode, il est intemporel. Ces œuvres sont au goût de beaucoup d'aînés mais elles gardent un attrait réel pour beaucoup d'enfants.

Les esprits critiques ne manqueront pas d'objecter que ce cinéma risque de laisser totalement indifférents le jeune public d'aujourd'hui. Les références actuelles font la part belle aux héros modernes justement, à ceux qui en imposent. Prôner le cinéma de Jacques Tati, c'est à coup sûr se heurter à un choc culturel. Oui, ce cinéma est ancien, oui il est daté par rapport aux productions audio-visuelles actuelles. Nous pouvons toutefois faire remarquer que des moments d'inquiétude et de lassitude touchent par moment les plus jeunes aussi dans notre époque pleine de progrès. Ce sentiment peut mène aller parfois jusqu'à l'amertume et l’écœurement. Face à un tel constat le contexte de ces films prend un attrait tout particulier. Il permet de s'extraire d'un ressenti assez sombre. Dans le film Mon oncle, le personnage principal fait face à un univers qui se veut rempli de perfection, avec un design, un mobilier, une architecture modernes. Cet individu est sollicité par ce monde, il est incité à s'y intégrer mais il passe à côté, sans y entrer en définitive. La force de ce personnage est de retourner les situations. Il est invité dans un cadre contemporain mais il ne s'y intéresse pas et s'en détourne complètement. Le modernisme de cet environnement est tourné en dérision, l'aménagement extérieur, d'abord séduisant est en définitive complètement risible. Toute la froideur de ce foyer est balayée par l'originalité et la poésie de cet oncle excentrique. Malgré son apparente inadaptation il retient toute l'attention de son neveu. Le passage dans lequel ils circulent ensemble sur un solex fait partie des scènes mémorables du cinéma, c'est pour le coup un instant qui échappe complètement au temps. Peu de cinéastes parviennent à créer des instants aussi indélébiles. Bien des spectateurs, parmi lesquels beaucoup d'enfants trouvent de la chaleur et de l'évasion dans les œuvres de Jacques Tati. C'est une erreur de sous-estimer la puissance poétique d'un univers.


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