Le fascinant visage de « l’homme de Tollund »

par Fergus
jeudi 17 septembre 2015

Les tourbières sont des lieux captivants. On peut y admirer une faune et une flore spécifiques. Et parfois y observer des plantes carnivores. Il arrive même que l’on y découvre d’étranges habitants : les momies des tourbières. « L’homme de Tollund » est l’une de ces créatures ; il a vécu durant l’Âge de Fer...

En ce samedi 6 mai 1950, les frères Emil et Viggo Højgaard, accompagnés de l’épouse de ce dernier, Grethe, sont au travail dans une tourbière danoise de Bjældskovdal, au cœur de la péninsule du Jutland. Leur tâche consiste à découper puis extraire des tranches de tourbe compacte en vue de stocker, après séchage, des briques combustibles pour les futurs besoins domestiques*. Soudain, alors qu’elle transporte de la tourbe, Gretha voit affleurer un objet. Après un début de dégagement de celui-ci, une macabre surprise attend les Højgaard sous la forme d’une tête humaine au visage noirci mais étonnamment bien conservée. Si bien conservée que le trio croit, malgré l’enfouissement profond dans une tourbière millénaire, à un meurtre récent. Une hypothèse que semble accréditer la corde passée au cou de l’homme.

Deux jours plus tard, le 8 matin 1950, un message arrive au poste de police de Silkeborg, signalant la présence du cadavre dans la tourbière de Bjældskovdal. Les policiers pensent dans un premier temps qu’il peut s’agir d’un garçon de Copenhague récemment disparu dans le centre du Jutland. Mais les premières constatations faites sur les lieux parlent d’elles-mêmes : le cadavre a été découvert dans la tourbière à environ 2,5 mètres du sol, et compte tenu de cette profondeur et de l’état du visage, il ne peut en aucun cas s’agir d’une personne récemment décédée. L’affaire ne concerne manifestement pas les policiers. Dès lors, ceux-ci contactent les responsables du Musée de Silkeborg qui, une fois sur place, entreprennent très vite, sous l’autorité du Pr Peter Vilhelm Glob, de dégager l’ensemble de la dépouille.

Lorsque ce travail est effectué apparaît le corps entièrement momifié d’un homme replié sur lui-même dans la position d’un foetus. Curieusement, le corps est nu, à l’exception d’une ceinture de cuir de bœuf nouée à la taille et, sur la tête, d’une sorte de bonnet, fait de huit pièces de cuir de brebis cousues. Les scientifiques comprennent très vite l’exceptionnelle importance de cette découverte. Sans perdre de temps, la dépouille est transférée au Musée National de Copenhague afin que puissent commencer l’examen et la datation du corps de celui que le Pr Glob a lui-même nommé « L’homme de Tollund » par référence au village des Højgaard. Rien n’a été négligé pour tout savoir de l’hôte de la tourbière. C’est même une véritable enquête criminelle qui commence, avec le concours des médecins légistes de la police scientifique.

C’est ainsi qu’au fil du temps et des avancées technologiques, « l’homme de Tollund » est soumis, dans les locaux de l’hôpital Biespebjerb de Copenhague, puis de l’hôpital régional d’Aarhus, à une série d’examens dignes d’une série policière sous la direction des plus éminents spécialistes : radiographies, relevé des empreintes digitales, datation au carbone 14, endoscopie, relevés dentaires, tout y passe. Mais c’est véritablement à partir de novembre 2002 que l’enquête progresse de la manière la plus spectaculaire. À cette date est en effet réalisée l’autopsie des organes internes au moyen de milliers de clichés de scanner. Dans le même temps, un traitement identique est réservé à une trouvaille antérieure : « la femme d’Elling », découverte vêtue d’un manteau de cuir de mouton dans la tourbière de Bjældskovdal 12 ans avant « l’homme de Tollund » (1938), à seulement... 80 m de celui-ci.

Des sacrifices humains

Que faut-il retenir de l’étude de cette étonnante dépouille ? Avant toute chose, l’exceptionnelle conservation du corps, y compris le cerveau, le cœur, les poumons et le foie, grâce à l’acidité de l’eau contenue dans la tourbe en raison de l’action des sphaignes, combinée à l’absence d’oxygène et au froid ambiant dans le Jutland. « L’homme de Tollund » et sa voisine « la femme d’Elling » ont vécu durant l’Âge de Fer préroman, parfois dit « celtique », soit environ il y 2 400 ans ! Tous les deux ont été pendus, lui à l’âge de 40 ans, elle à 25 ans environ, probablement en sacrifice aux dieux.

On sait même ce qu’a été le dernier repas de « l’homme de Tollund » : une bouillie de légumes, de lin oléagineux, de graines de sésame et de renouée. Le fait que certains de ces ingrédients n’étaient pas aisément disponibles en ce lieu à cette époque semble accréditer la thèse d’une mise à mort rituelle. Une hypothèse confortée par la présence de nombreuses autres dépouilles d’êtres humains et d’animaux dans ces tourbières. Si tel était le cas, ces sacrifices pourraient avoir été commis au nom de Freyr et Freyja, le couple divin de la fertilité et de la fécondité dans la mythologie de ces hommes et femmes de l’Âge de Fer scandinave et germanique.

Le corps de « l’homme de Tollund » peut être observé dans le musée de Silkeborg. Ou plus exactement sa tête, préservée telle qu’elle a été découverte. Le reste du corps, beaucoup plus exposé à la dégradation, a disparu, à l’exception des pieds et d’un pouce, en excellent état de conservation. Les parties manquantes ont, grâce aux moulages des années 50, été remplacées par une fidèle reconstitution de la dépouille telle qu’elle était dans la tourbière. Fait étonnant : une empreinte digitale du pouce a été réalisée dans des conditions parfaites ; elle est, à ce jour, la plus vieille empreinte de l’histoire de l’humanité.

Deux autres cas de momies des tourbières du Jutland sont remarquables : « la femme d’Haraldskaer » et « l’homme de Grauballe ». La première, découverte en 1835 à 40 kilomètres au sud de Silkeborg, est dans un état de conservation médiocre, mais l’examen de son corps a montré qu’elle avait également été victime d’une pendaison, probablement liée à un rite religieux. Plus intéressant est le second, découvert le 26 avril 1952 dans une tourbière située à quelques kilomètres au nord-est de Silkeborg par un nommé Tage Busk Sørensen. L’homme, dont le corps a été globalement bien conservé, n’a pas été pendu, mais égorgé. Ses empreintes digitales ont pu être relevées et sont d’une netteté à faire pâlir d’envie un enquêteur de la Crim’. « L’homme de Grauballe » est conservé au Musée de Moesgaard, près de la ville d’Aarhus.

De nombreuses autres momies d’êtres humains ont été découvertes en Scandinavie, mais également en Écosse et en Irlande, la plus ancienne étant celle de « la femme de Kjoelbjerg », extraite de la tourbe en 1941 dans l’île danoise de Fionie : sa dépouille, âgée de 8 000 ans, date du mésolithique ! Toutes ces momies présentent un intérêt archéologique majeur. Mais aucun de ces hommes et de ces femmes des tourbières ne peut rivaliser en beauté de conservation avec « l’homme de Tollund ». Sans doute est-ce cette étonnante jeunesse du visage qui, alliée aux souvenirs de Seamus Heaney – il a lui-même travaillé durant son enfance dans les tourbières du Comté de Londonderry –, a inspiré au prix Nobel de littérature irlandais son poème « The Tollund man ».

« Some day, I will go to Aarhus / To see his peat-brown head, / The mild pods of his eye-lids, / His pointed skin cap… »

24 siècles après sa mort, « l’homme de Tollund » semble nous saluer derrière ses yeux clos et nous rappeler, avec une puissance évocatrice à nulle autre pareille, que les hommes de l’Âge de Fer n’étaient pas différents de nous. Un constat qui devrait nous inciter à beaucoup plus d’humilité !

Cette activité en voie de disparition se pratiquait un peu partout en Scandinavie et dans les ïles britanniques.


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