Le monde en images

par C’est Nabum
vendredi 11 août 2017

Si la photo est bonne

Les progrès de la technique, la baisse des coûts, la miniaturisation, le numérique à la portée de toutes les bourses ont provoqué une phénoménale explosion de la photographie, d'autant plus que tablettes et téléphones rendent également le même service. Il est possible de croiser en certains lieux une myriade de badauds, regardant dans l’œilleton ou bien sur le petit écran dorsal, les uns dans la posture du tireur d’élite, les autres, joyeux astigmates aux bras tendus. Il y a lors de certains événements plus de regards indirects que de paires d’yeux grands ouverts sur ce qui se présente à eux.

Qu’est- ce à comprendre de notre société ? Il est possible d’accréditer l’idée que vivre un événement, un spectacle, une grande rencontre sportive, un beau voyage, une fête entre amis n’a de sens désormais qu’à la seule condition de laisser trace, de la diffuser, de la partager au monde entier. Vivre sa propre aventure par procuration en quelque sorte, de n'en jouir pleinement qu’à la condition qu’elle soit le plus rapidement possible offerte à ceux qui ne sont pas là.

Faire cliché est devenu une nécessité impérieuse, un besoin existentiel pour le quidam en mal d’émerveillement. N’étant plus capable de regarder et d’admirer, comme le firent avant lui des générations entières qui conservaient dans leur cœur et leur mémoire les beaux instants qu’ils vivaient, l’homo photographicus a besoin d’immortaliser tout ce qui lui arrive, faute de quoi il n’est pas certain de le vivre vraiment.

Curieusement, en agissant ainsi, l’œil rivé à sa prothèse visuelle, il en oublie de regarder véritablement, de profiter et de prendre plaisir de l’instant présent. Le moment passé : le concert, la balade, le feu d’artifice, il éprouve le besoin impérieux de se poser et de voir enfin ce qu'il n’a pas pu contempler vraiment. Il regarde au travers de ce petit écran bleuté, le réel qui s’offrait à lui quelques instants auparavant et qu’il n’a pas eu le temps de saisir en direct.

L’homme moderne vit donc en différé sa propre existence. Les grands moments font écho, ils ont besoin de cette curieuse réverbération visuelle qui n’aura véritablement de raison d’être que par sa diffusion à la planète entière. D’autres regards se poseront alors sur ces images par ricochet d’un témoin fictif et presque virtuel. Les nouveaux voyeurs ne feront guère mieux que de regarder non pas en observant la scène mais en bien en jalousant celui qui en fut spectateur.

Les ricochets poursuivront leur chemin, les partages succéderont aux partages et ainsi les mêmes photographies, reproduites presque toutes à l’identique, seront les seules capables d’attester de la réalité d’un fait. Le récit par la parole ou bien l’écrit tombe dans les oubliettes d’une société au regard vide qui se saoule de photographies de substitution. Voir pour croire et ceci en toutes circonstances atteste d’un aveuglement de la conscience.

Dans cette curieuse folie collective, des êtres sortent alors du lot. Mieux équipés, ayant mis d’avantage de moyens dans la panoplie du parfait voyeur par délégation mécanique, ils vont se prétendre Photographes avec une majuscule et un air d’importance. Multipliant à loisir les clichés, ils sont quelques-uns à compter sur la bonne fortune pour produire le cliché d’exception. D’autres se font les spécialistes de la retouche, de la transformation sur des logiciels de plus en plus élaborés pour créer une nouvelle représentation du réel.

Mais combien disposent d’un véritable regard ? C’est là,chose plus compliquée encore, maintenant qu’il y a une sur-enchère du cliché, une hypertrophie des ego, un besoin d’exister dans un domaine ou bien dans un autre. Le véritable photographe est à mon avis celui dont on reconnaît la patte, le style, l’ambiance ou bien l’humanité. Ceux-là sont rares et souvent discrets quand les mitrailleurs sont légion.

Dans les photographes de Loire par exemple, et Dieu sait s’ils sont nombreux, je sais celui qui aime les ciels tourmentés, cet autre qui admire les mariniers et les met toujours en valeur, cestuy-là qui saisit les instants de la rivière sans les plier à sa science du laboratoire, celle qui se joue à merveille des bleus, celui qui aime les formes, les lignes de fuite. Ceux-là, le public n’a pas besoin d’une signature pour les reconnaître et c’est ce qui fait leur grandeur, leur valeur et leur talent. Les vrais photographes n’ont pas besoin non plus de la profusion pour exister. Un seul cliché suffit à leur bonheur tout autant qu’au nôtre.

Alors, pour que la photo soit bonne, elle a besoin d’humilité, de discrétion, de rareté, d’amour et de simplicité. Elle ne s’étale pas, ne remplit pas le vide d’un quai ou bien de l’immense toile. Elle ne réclame rien, elle s’impose à nous comme une évidence au-delà de sa perfection technique ou de sa composition parfaite. Elle a quelque chose à raconter par de là le visible, à nous dire de celui qui l’a prise comme de celui qui la regarde. Le beau n’est pas dans cette hystérie du cliché qui prend notre société. Bien au contraire, il demeure perle rare.

Sémiologuement vôtre.


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