Le siècle d’or de la musique tchèque

par Fergus
mardi 10 août 2010

Lorsqu’on évoque en société les grands pays de musique classique, c’est tout naturellement à l’Allemagne et à l’Italie que l’on pense immédiatement, tant les compositeurs germaniques et transalpins ont légué au patrimoine mondial une pléiade d’œuvres immortelles, qu’elles soient profanes ou religieuses, instrumentales ou lyriques. C’est après seulement que l’on cite la France, la Russie ou l’Angleterre. Et, presque toujours, on oublie la Bohème. Ce pays a pourtant été, durant ce que l’on pourrait appeler « le siècle d’or », au cœur de la création classique...

La renommée de la musique tchèque n’est pourtant plus à faire. Initiée très tôt avec le trompettiste et compositeur Pavel Josef VEJVANOVSKÝ (1633-1693), elle s’est poursuivie jusqu’à nos jours en bénéficiant aux 19e et 20e siècles d’une flatteuse réputation liée certes au talent du pianiste et compositeur romantique Ignaz MOSCHELES (1794-1870), mais surtout au génie de ses cadets Bedřich SMETANA (1824-1884), Antonín DVOŘÁK (1841-1904) et, plus près de nous, Leoš JANÁČEK (1854-1928) et Bohuslav MARTINŮ (1890-1959).


Aussi talentueux aient-ils été, ce ne sont toutefois pas SMETANA, JANÁČEK ou MARTINŮ qui symbolisent dans la représentation des mélomanes l’âme de la Bohème, mais DVOŘÁK. Un paradoxe car si le Tchèque a su, tout autant que SMETANA, puiser dans les racines musicales et la culture de son pays, tout ce qu’il a composé s’efface, pour la majorité des amateurs, devant la symphonie du Nouveau Monde. Inspirée par des thèmes nord-américains, cette œuvre géniale – sa neuvième symphonie – a jeté un pont décisif entre la musique du passé et celle de la modernité, entre la vieille Europe et l’Amérique des pionniers.


Fils de boucher, Antonín DVOŘÁK n’aurait sans doute jamais connu la gloire si l’âge d’or de la musique de Bohème n’avait au préalable sensibilisé la population de ce petit pays sinon à la pratique musicale, déjà très ancrée dans les mœurs, mais à l’art de la composition. Tout a commencé avec František BENDA (1709-1786). Violoniste exceptionnel, celui-ci choisit de partir exercer son art à la cour de Prusse, alors la plus brillante de l’Europe du nord. Il y démontra de si belles qualités de composition dans ses concertos pour le violon et pour la flûte – instrument dont Frédéric II jouait lui-même de belle manière –, que le monarque s’enticha de lui et le nomma Konzertmeister. Il fit même beaucoup plus que cela : František ayant huit parents musiciens, le souverain les fit tous venir à la cour de Prusse exercer leurs talents. Parmi eux, le violoniste Jiři Antonín BENDA (1722-1795). Compositeur comme son frère mais spécialisé dans la musique lyrique, celui-ci a laissé quelques œuvres de grande qualité et passe pour avoir influencé MOZART.


De Mannheim à Vienne


Entre temps, c’est Jan Václav STAMITZ (1717-1757) qui, à son tour, choisit l’expatriation. Ce n’est toutefois pas vers la Prusse qu’il émigra mais vers la cour de l’Électeur palatin à Mannheim où la musique était particulièrement prisée. Elle l’était tellement que le Prince-électeur donna au Bohémien les moyens de créer un cercle de musique de tout premier plan. Sous l’impulsion de celui que l’on nomma désormais Johann STAMITZ, l’« École de Mannheim » devint très vite le phare musical du vieux continent et attira quelques-uns des plus grands noms, à commencer par MOZART qui connut là quelques-uns des meilleurs moments de sa carrière. Le fils aîné de Johann STAMITZ, Carl (1745-1801), compositeur de grand talent né à Mannheim, sera l’un des plus brillants représentants de la 2e génération des musiciens de Mannheim. Ses symphonies concertantes et ses concertos pour clarinette sont remarquables.


Encouragé par le succès de Johann STAMITZ, František Xaver POKORNÝ (1729-1794) prit lui aussi la route de Mannheim. Mais c’est à la cour de Thurn und Taxis (Ratisbonne) qu’il fit l’essentiel de sa carrière, laissant en héritage des dizaines de concertos et de symphonies, parfois de grande qualité tel son concerto pour flûte en ré majeur. 


Né dans une famille d’organistes, František BRIXI (1732-1771) fut l’un des rares Bohémiens qui préféra rester dans son pays natal. Il est vrai qu’il était titulaire du prestigieux orgue de la cathédrale Saint Guy de Prague. Hormis de nombreux concertos pour l’orgue, son œuvre est principalement constituée de musique religieuse, et notamment de messes, d’oratorios et de requiem.


Josef MYSLIVEČEK (1737-1781) fit un choix radicalement différent. Formé à Prague puis à Venise, c’est en Italie qu’il fit l’essentiel de sa carrière. S’il a laissé des symphonies et de superbes concertos pour son instrument – le violon, qu’il pratiquait en virtuose –, celui qui fut surnommé par les Italiens « Il divino Boemo » a surtout écrit pour les scènes de théâtre prestigieuses de Florence, Naples, Turin, Padoue, Rome et Venise.


Changement de cap à l’aube des années 60 – les sixties du 18e siècle ! – avec le départ de Jan Křtitel VANHAL (1739-1813) pour Vienne, sa cour et ses nombreuses opportunités. Ce fils de paysans, qui a laissé à la postérité des dizaines de symphonies, de concertos, de sérénades et de quatuors, fut suivi de près par Václav PICHL (1741-1805), auteur prolifique non seulement de musique instrumentale, mais de messes et d’opéra, un genre dont il prit peut-être le goût lors des vingt années qu’il passa en Italie avant de retourner finir sa vie à Vienne.


« Viennois » également : Koželuh, Vranický et Vořišek 


Leopold KOŽELUH (1747-1818) prit lui aussi la route de la capitale autrichienne. Il y enseigna notamment aux dames de la Cour avant de décrocher le titre prestigieux de compositeur de la Chambre de l’Empereur. L’œuvre instrumentale de KOŽELUH, principalement constituée de concertos pour piano et de symphonies, est remarquable. Parmi ces dernières, une insolite et superbe symphonie concertante pour… mandoline, trompette, pianoforte, contrebasse et orchestre !


Autre « Viennois », le Morave Pavel VRANICKÝ (1756-1808) qui s’empressa de germaniser son nom en Paul WRANITZKY dès son arrivée en Autriche. Il y fit connaissance de MOZART dont il devint l’ami. Tous les deux appartenaient à la même loge maçonnique. Son opéra « Obéron, roi des Elfes » inspira, paraît-il, « La flûte enchantée » à Wolfgang Amadeus. Ce n’est toutefois pas sur le plan lyrique que le Morave construisit sa réputation mais sur l’indéniable qualité de ses symphonies. Parmi elles, l’étonnante « Grande symphonie caractéristique pour la paix avec la République française » – une œuvre à programme en sept mouvements – qui lui valut quelques ennuis, l’admiration pour la France ayant à cette époque des limites en Autriche !


Quant à Jan Václav VOŘIŠEK (1791-1825), on ne peut que regretter la brièveté de sa vie tant ce bohémien établi à Vienne fit preuve d’une créativité et d’une maîtrise de la composition remarquables. Au point que sa symphonie en ré majeur, dans laquelle on reconnaît indiscutablement l’influence de BEETHOVEN, est encore assez fréquemment jouée en concert de nos jours.


Le harpiste Jan Křtitel KRUMPHOLZ (1747-1790) a également fait partie des « Viennois », appelé à la cour du prince Esterházy par son Kapellmeister, l’immense Joseph HAYDN. Mais l’essentiel de la carrière du Bohémien se déroula en France où il collabora avec les facteurs d’instruments Cousineau, Érard et Nadermann pour améliorer son instrument de prédilection. KRUMPHOLZ, rongé par la jalousie amoureuse, se suicida dans la Seine, aux abords du Pont-Neuf un jour glacial de janvier. On lui doit de très beaux concertos pour la harpe qui, sans atteindre le niveau d’excellence du concerto en ut majeur de BOIELDIEU ont néanmoins fort belle allure.


Quant à Jan Ladislav DUSÍK (1760-1812), autre exilé bohémien (et cousin de KOŽELUH), il occupe dans cette galerie une place à part en raison de son parcours atypique. Destiné à devenir moine cistercien, il changea brusquement d’orientation pour mettre à profit ses indiscutables dons pour le piano et la composition. On le vit notamment en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, à Paris – où il séjourna de 1783 à 1789 avant de fuir la Révolution –, à Londres, à la cour de Prusse, puis à nouveau à Paris où, dès 1800, il revint s’établir jusqu’à sa mort. Auteur d’une méthode de piano, il composa tout naturellement pour cet instrument – notamment des concertos –, mais aussi pour la harpe dont jouaient… sa mère, son épouse et sa fille.


On a coutume, en matière d’art, de distinguer les « grands maîtres » des « petits maîtres » souvent talentueux, parfois brillants, toujours intéressants. Et c’est assurément à cette deuxième catégorie qu’ont appartenu ces compositeurs tchèques. Les mécènes, les princes, les rois eux-mêmes ne s’y pas trompés qui ont fait appel sans la moindre réserve à ces talents venus de Bohème et de Moravie. On évoque fréquemment la musique allemande pour illustrer le brio des périodes post-baroque et classique. Et l’on a raison, mais il est juste de rendre hommage à ces compositeurs bohémiens et moraves sans qui la musique germanique n’aurait peut-être pas atteint un tel niveau de génie. 


Cette période faste d’une Bohème que l’on a parfois appelé « le Conservatoire de l’Europe » aura duré une centaine d’années, de 1725 à 1825. Le siècle d’or !


Quelques liens musicaux :

František BENDA : sonate en trio en sol majeur

Jiři Antonín BENDA : concerto pour clavecin en sol majeur (3e mvt)

František Xaver POKORNÝ (1729-1794) : concerto pour flûte en ré majeur (3e mvt)

František BRIXI (1732-1771) : concerto pour orgue en ut majeur

Josef MYSLIVEČEK (1737-1781) : concerto pour violon en mi bémol majeur (1er mvt)

Jan Křtitel VANHAL (1739-1813) : concerto pour contrebasse en mi bémol majeur (1er mvt)

Václav PICHL (1741-1805) : symphonie en mi bémol majeur (2e mvt)

Karl STAMITZ : concerto pour flute en sol majeur (2e mvt)

Leopold KOŽELUH (1747-1818) : symphonie en sol majeur (1er mvt)

Pavel VRANICKÝ (1756-1808) : grande symphonie caractéristique en ut mineur (1er mvt)

Jan Ladislav DUSÍK (1760-1812) : concerto pour piano en sol mineur (1er mvt)

Jan Václav VOŘIŠEK (1791-1825) : symphonie en ré majeur (finale)


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