Le Velay au temps des « « béates » et des « assemblées »

par Fergus
jeudi 23 mai 2019

Officiellement nommées « demoiselles de l’instruction » dans les sphères religieuses, les « béates » ont, pendant deux siècles et demi, joué dans le Velay* un rôle essentiel dans l’éducation des enfants de paysans, mais également dans le tissage d’un lien social dans ces petites communautés rurales exposées à de rudes conditions de vie. Dans la plupart des villages de cette région existe encore l’« assemblée », cette maison de la béate facilement identifiable. Un lieu encore respecté de nos jours par les habitants du lieu, qu’ils soient croyants ou mécréants...

Maison d’assemblée aux Estables

Elle avait une belle foi chevillée au corps, Anne-Marie Martel, lorsque, âgée seulement de 21 ans, elle entreprit en 1665 de catéchiser avec le soutien d’Antoine Tronson – curé de Saint-Georges et directeur du séminaire du Puy –, les femmes de l’hôpital d’Aiguilhe et les habitantes du quartier populaire de Saint-Laurent où vivait un grand nombre de dentellières. Rapidement, cette fille d’un magistrat de la sénéchaussée s’entoura de femmes dévouées comme elle à la religion et à l’éducation des classes populaires, en ville tout d’abord, puis dans les campagnes alentour. Leur mission : introduire jusque dans les villages les plus reculés l’enseignement des connaissances de base et du catéchisme ainsi que l’apprentissage des techniques de la dentelle pour améliorer les revenus des familles modestes.

Ainsi naquit la communauté des « Filles de l’Instruction »** qui essaima dans tout le Velay et sur les hauteurs voisines du Forez et du Vivarais***. Anne-Marie Martel, décédée d’épuisement à l’âge de 29 ans, ne put, malheureusement pour elle, en apprécier la progression territoriale. On appela communément ces femmes humbles et dévouées des « béates », et longtemps après qu’elles aient disparu, leur souvenir est encore très vivace dans les villages et les hameaux où elles ont vécu au service de la population locale.

La béate, ou « demoiselle de l’instruction », était une jeune fille ou une femme obligatoirement célibataire qui avait suivi un noviciat d’inspiration sulpicienne de deux années au sein de la communauté des « Filles de l’Instruction » créée par Anne-Marie Martel dans la ville du Puy. Il ne s’agissait pas d’une religieuse, mais d’une personne laïque pieuse, placée sous la responsabilité du curé de la paroisse où elle était amenée à exercer son office. Très vite, il y eut des béates dans la plupart des villages vellaves, et souvent même dans des hameaux de montagne isolés. Elles étaient placées là à la demande du curé ou du maire, à charge pour la paroisse ou la commune de dédier une maison inoccupée à la béate ou de lui en construire une.  

Dénommée « assemblée » ou « maison d’assemblée », la demeure de la béate comportait deux niveaux. Elle était facilement reconnaissable car elle se distinguait des autres maisons par une cloche surmontée d’une croix située au-dessus de la porte ou au sommet de l’un des pignons. L’ameublement de cette maison était, à l’image des habitations de paysans modestes, des plus sommaires dans le logis : un lit clos, une armoire pour le linge, un vaisselier, une table, deux ou trois chaises. Quant à la salle d’assemblée (le plus située au rez-de-chaussée), elle comportait quelques bancs ou chaises destinés aux élèves de la béate lorsque celle-ci les appelait au moyen de la cloche.

La béate, cheville ouvrière du lien social

Cette femme laïque aux allures de religieuse avec sa longue robe de laine noire, sa simple coiffe blanche et sa croix de bois ou d’argent sur la poitrine avait en effet pour mission d’enseigner sommairement aux enfants – garçons et filles – à lire, écrire et compter. Enseigner surtout le catéchisme, pivot de la présence de la béate. Le rôle de cette femme ne s’arrêtait toutefois pas à ces enseignements : formée à la technique de la dentelle du Puy, elle transmettait ce savoir aux filles et aux femmes du lieu afin de leur permettre d’améliorer l’ordinaire en vendant leur modeste production aux camelots de passage. Et ce n’était pas tout : la béate était encore en charge de soigner les blessés dans la mesure de ses moyens, d’aider le cas échéant les parturientes à accoucher et d’assister les personnes mourantes. Enfin, en l’absence du curé, il appartenait à la béate de veiller à la tenue des prières et à l’organisation des rites religieux.

Au 19e siècle, le régionaliste Ulysse Rouchon décrivait ainsi ce rôle de la béate : « Institutrice, monitrice de dentelle, directrice des promenades, surveillante du dimanche, la béate était aussi sœur de la charité. Dans les courts moments que lui laissait sa principale fonction, elle visitait les malades, les assistait, exécutait ou faisait exécuter les prescriptions du médecin, demandait des secours pour les indigents, fermait les paupières des défunts ». Le maître-mot était prononcé : « institutrice ». Et de fait, les béates, naguère prises en charge par la communauté villageoise qui, outre le gîte, leur assurait la nourriture et le bois de chauffage, ont pour certaines commencé à être (très modestement) rémunérées pour leur rôle d’enseignantes au cours du 19e siècle.

Vers les années 1880, l’inspection académique se pencha sur l’existence des béates en portant un regard sévère sur celles-ci : par leur présence, les béates freinaient aux yeux des pouvoirs publics l’implantation des écoles dans les campagnes. Un préfet de la Haute-Loire décrivit même le département comme « le dernier repaire de l’esprit d’ignorance et de superstition. » L’année 1882 marqua, sous l’influence de Jules Ferry, un tournant fondamental dans l’existence des béates. Une circulaire ministérielle imposa cette année-là à ces femmes la nécessité de détenir désormais une « lettre d’obédience », équivalent de fait à un brevet de capacité. On comptait alors plus de 700 béates dans le département et quelques dizaines dans la Loire et l’Ardèche. Nombre d’entre elles, insuffisamment formées, furent écartées de la profession d’institutrice et, sous peine de poursuites judiciaires, confinées par une circulaire ministérielle de 1886 dans un rôle de catéchiste et d’aide familiale au service des enfants en bas-âge.

Les béates ne disparurent pas pour autant. Entre celles qui étaient devenues les premières institutrices de leur village ou de leur hameau, et celles qui continuèrent à jouer un rôle essentiel de lien social dans leur petite collectivité rurale, ces femmes ont perduré jusqu’à leur décès, longtemps après qu’ait été dissoute – en 1905 – leur congrégation d’origine. La dernière béate se nommait Marie Cubizolles. Elle est décédée en 1977 à l’âge de 92 ans.

Les maisons d’assemblée sont encore visibles dans la plupart des villages et hameaux de Haute-Loire. Quelques-unes, restées la propriété des communes, ont été transformées en lieux de mémoire et d’exposition, parfois en gîtes ruraux. D’autres maisons de béates, les plus émouvantes, sont restées en l’état avec leur modeste ameublement, à l’image de celle de La Vacheresse (commune des Estables) devenue un écomusée. Par leur simplicité et le témoignage du mode de vie de nos aïeux plus ou moins lointains, ces assemblées parlent à tous les visiteurs, quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques.

Région naturelle française dont le tracé correspond à la partie orientale du département de la Haute-Loire.

** Cette communauté prit ensuite le nom de « Congrégation de l’Instruction de l’Enfant Jésus ».

*** Régions naturelles françaises dont le tracé correspond respectivement à la partie médiane du département de la Loire et à l’actuel département de l’Ardèche.

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