Leonard Cohen ou la sublimité du dandysme noir

par Daniel Salvatore Schiffer
lundi 6 février 2012

 Comment dire, par les mots, le sublime, ce stade suprême, même lorsqu’il se veut d’une tragique noirceur, de la beauté ?

 Rainer Maria Rilke, le plus métaphysicien des grands poètes romantiques, avait, pour décrire cette dimension supérieure de l’être, une formule qui, pour paradoxale qu’elle fût, n’en était pas moins d’une confondante justesse : « Car le Beau n’est rien autre que le commencement du terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons, et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse de nous anéantir. Tout Ange est terrible. », écrivait-il dans la première de ses « Elégies de Duino ».

 Ce stade suprême du sublime, là où l’inaccessible tréfonds de l’âme humaine ne craint pas de faire se côtoyer l’ange et la bête, les dieux de l’esprit et les démons de la chair, Leonard Cohen, l’un des poètes les plus emblématiques de notre temps, vient de l’atteindre, en un sommet artistique d’une rare beauté précisément, avec sa dernière œuvre : un album, intitulé « Old Ideas », regroupant dix chansons toutes aussi poignantes, malgré leur sobriété instrumentale tout autant que leur rigueur stylistique, les unes que les autres. 

 C’est que Leonard Cohen, dont la voix toujours bien timbrée n’a jamais été aussi grave et profonde, aussi virilement éraillée et pourtant si délicatement émouvante, presque fragile, dit là, portés par des mélodies au rythme d’une lenteur souvent incantatoire, ses admirables textes ciselés, les chuchote même parfois, plus qu’il ne les chante.

 Oui : c’est un hymne à l’étincelante quoique ténébreuse beauté, comme une prière silencieuse en sa discrète éloquence, qu’est « Old Ideas », monument inégalé de poésie psalmodiée et qui, comme tel, passera sans aucun doute à la postérité !

 Cet authentique chef-d’œuvre, moment de pure grâce musicale et d’intensité littéraire, ne serait toutefois pas aussi achevé s’il n’y avait, pour accompagner cette voix de céleste outre-tombe, lui conférer sa secrète amplitude tout en lui accentuant sa part d’ombre, les superbes et subtiles harmonies vocales, d’autant plus sensuelles qu’elles viennent là comme par contraste, de quelques-unes des grandes dames de la chanson américaine, tous répertoires confondus, du folk au jazz et du blues au gospel (les traditions yiddish et même celte, elles non plus, ne sont pas absentes, ni un tantinet de soul).

 C’est là, comme rehaussées par l’infinie douceur de ces voix féminines, enveloppées par l’ineffable langueur d’un violon ou ponctuées par l’insaisissable nostalgie d’un piano, qu’émergent, particulièrement somptueuses, les trois perles, à mon sens, de ce qui constitue peut-être donc là, malgré la richesse de son œuvre antérieure, le meilleur opus, à ce jour, de Leonard Cohen : « Going Home », texte à l’ironie aussi cruelle que désabusée, « Show Me The Place », douloureux mais splendide cantique d’amour défunt, et « Come Healing », magnifique appel, quand le ciel et l’enfer se sont entredéchirés et que seule la mort recèle désormais quelque parfum de rédemption, à la réconciliation de l’âme et du corps.

 Car c’est bien là, ce que Charles Baudelaire appelait en son « Cœur mis à nu » la double postulation simultanée, l’un des thèmes privilégiés, avec la solitude et l’incommunicabilité, les vices et les vertus de l’amour, le pessimisme existentiel et la quête intérieure, de cet éblouissant « Old Ideas » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. », y stipule l’immortel auteur des « Fleurs du Mal ».

 Et, en effet, c’est Baudelaire en personne, maudit d’entre les poètes maudits, qui se profile, comme il le fit également autrefois pour un Gainsbourg ou un Bashung, à l’horizon brûlé de ce dandysme noir, quintessence de cet art caractérisant, aujourd’hui, cet être de cendres qu’est, à l’évidence, Leonard Cohen, plus grand, ici, que jamais.

 D’autant que transparaissent aussi, en ses ultimes textes, d’implicites mais nettes références à la grande littérature américaine du XXe siècle (bien que Cohen soit un canadien de langue anglaise) : on y retrouve tour à tour, au gré du climat de ces ballades plutôt intimistes, des accents très inspirés, par-delà ce désespoir philosophique qui les habite, de Tennessee Williams et de William Faulkner, d’Ernest Hemingway et de William Burroughs, de John Fante et de Charles Bukowski, de Jack Kerouac et d’Allen Ginsberg, naguère maîtres incontestés, en ce qui concerne ces derniers, de la très contestataire et même libertaire « Beat Generation ».

 A Leonard Cohen, dont le divin et pourtant si humain (sinon « trop humain » pour paraphraser un célèbre titre de Nietzsche) « Show Me The Place » sait me bouleverser jusqu’aux larmes, fait rarissime pour un dandy habitué à contenir ses émotions et dissimuler ainsi son être, il me plaît, enfin, de rappeler, en guise d’ultime hommage à son génie, ces paroles, qui lui vont si bien, de Charles Baudelaire encore : « Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému ; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner. (…). Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. », stipule-t-il, en son « Peintre de la vie moderne », comme s’il y avait effectivement brossé là, par anticipation, le portrait, notamment, de l’auteur de ce sublime « Old Ideas ».   

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur de « Le Dandysme - La création de soi » (François Bourin Editeur).


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