« Les Affranchis » et Michael Ballhaus
par Vincent Delaury
mardi 23 février 2010
Très beau moment samedi dernier à la Cinémathèque* avec la venue du grand directeur de la photo allemand Michael Ballhaus pour une leçon de cinéma de 2H, Ballhaus par Ballhaus. Prix de la séance : 8 €. Beaucoup de monde ce jour-là (le 20 février 2010) dans la salle Henri Langlois dont, dans le public, la présence d’un certain nombre de professionnels, notamment des chefs-op (Caroline Champetier et autres), affiliés à l’AFC (Association française des directeurs de la photographie cinématographique). Animée par le directeur de la Cinémathèque Serge Toubiana, par le chef-op français à la carrière internationale Eric Gautier et par le cinéaste Olivier Assayas, cette leçon, ou masterclass, est revenue, suite à la projection du film Les Affranchis (1990, Scorsese) et via la projection de quelques extraits de films dont Ballhaus a assuré la lumière (Roulette chinoise, Le Mariage de Maria Braun, After Hours, Le Temps de l’innocence), sur le travail d’orfèvre de ce grand chef-op.
La masterclass commençait fort. Avec la projection des Affranchis de Scorsese. Que dire qui n’ait été dit sur ce film de gangsters devenu au fil du temps un classique si ce n’est que sa violence extrême (il demeure interdit aux moins de 16 ans) est toujours aussi impressionnante et qu’il n’a pas vieilli. Filant à vive allure (on a parfois l’impression de suivre une bande-annonce qui durerait deux heures et demie), le film multiplie les effets stylistiques (forte présence des voix off, images arrêtées, travellings tout en arabesques, lumières très colorées), le tout, d’un formalisme complètement assumé, au service d’un récit très noir : on suit l’ascension puis la chute d’un Irlandais du Queens, Henry Hill/Ray Liotta, se rêvant en gangster à la façon des Italiens. Comment ne pas se souvenir de sa phrase introductive désormais célèbre « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être un gangster » et de la chute finale, Henry Hill finissant en « plouc » en train de ramasser son journal devant la porte de sa maison préfabriquée, à des années lumière de ses rêves de grandeur d’antan ? Comment ne pas être épaté par le plan-séquence nous introduisant avec Ray Liotta, et via un long travelling avant cultissime, dans le bar Copacabana où l’argent circule de main en main ? Et, enfin, comment ne pas prendre toujours autant de plaisir à réentendre le débit mitraillette, le « You think I’m funny ? » et autres « Fuck ! » à profusion d’un Joe Pesci/Tommy De Vito alors au sommet de son art cabotin ? En 1991, il remportera d’ailleurs l’Oscar du meilleur second rôle masculin pour cette prestation pétaradante. On sait ce que Les Affranchis doivent à Il était une fois en Amérique de Leone - Scorsese ne s’en est jamais caché - et, concernant l’héritage du Scorsese, on sait ce que la série TV Les Soprano doit à Goodfellas : l’acteur Michael Imperioli (Spider dans le Scorsese, c’est le jeune qui se fait tirer une balle dans le pied, et Christopher Moltisanti dans la série télé) assurant la liaison la plus flagrante entre Affranchis et Sopranos.
Âgé de 74 ans, l’élégant Michael Ballhaus, qui a travaillé avec bon nombre de grands réalisateurs (Fassbinder, Scorsese, Coppola), s’est désormais retiré à Berlin. Ce qui ne l’empêche pas de suivre de près la carrière de son fils Florian, également chef-op, et de soutenir de jeunes réalisateurs et étudiants en cinéma. Comme bon nombre d’artistes et techniciens étrangers, Michael Ballhaus a été appelé par l’Amérique pour mettre ses talents au profit de l’industrie hollywoodienne. Né à Berlin le 5 août 1935, il est le fils de l’acteur Oskar Ballhaus, un proche de Max Ophuls. C’est d’ailleurs sur le tournage à Munich de l’un des films de ce dernier (Lola Montès, 1955) que Michael Ballhaus, alors tout juste âgé de 18 ans, a trouvé sa voie, c’est là qu’il a su qu’il allait s’occuper de la photographie au cinéma, le 7e art lui offrant l’occasion de conjuguer ses passions : « Cette visite changea ma vie. J’étais stupéfait de me rendre compte qu’il y avait une combinaison parfaite et magique entre les deux mondes que j’avais connus et aimés durant toute ma vie : la photographie et le théâtre », cité par Bernard Payen (in L’œil en mouvement) reprenant l’entretien avec Talia Lavie, A Talk with Michael Ballhaus, 2008. Puis, sa rencontre avec le réalisateur Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) s’avère essentielle. Avec ce cinéaste allemand au parcours incroyable (celui-ci a créé en quinze ans une quarantaine de films ainsi qu’une vingtaine de pièces de théâtre !), Ballhaus réalisera plus d’une dizaine de films, parmi les plus connus du cinéaste (Le Mariage de Maria Braun, Lili Marleen…).
Fort de son expérience allemande avec Fassbinder (rapidité de tournage, ingéniosité, système D au service du film), Ballhaus entame, au début des 80’s, sa carrière américaine. A l’instar d’autres confrères européens (Almendros, Storaro…), les studios américains lui ouvrent leurs portes. Durant trois décennies, Ballhaus y multipliera les expériences, alternant objet filmique étrange (Under the Cherry moon, 1986, réalisé par le chanteur Prince !) et films hollywoodiens au budget confortable : Dracula (1992, Coppola), La Légende de Bagger Vance (2000, Redford), Gangs of New York (2002, Scorsese), etc. C’est d’ailleurs surtout avec ce dernier que Ballhaus va réussir à transformer, brillamment, l’essai de sa période sous la bannière étoilée. Ensemble, ils vont réaliser sept films : After Hours (1985), La Couleur de l’argent (1986), La Dernière tentation du Christ (1988), Les Affranchis (1990), Le Temps de l’innocence (1993), Gangs of New York (2002) et Les Infiltrés (2006). En quelque sorte, Ballhaus fascine car c’est un cas d’école : ce grand « metteur en lumière » est un parfait exemple de crossover réussi : chef-op à la sensibilité européenne ayant ramené ses forts contrastes chromatiques et ses volutes filmiques dans le cinéma états-unien : Michael Ballhaus comme passage de relais formidable entre l’étoile filante Fassbinder et le Maestro Scorsese. Entre Ingrid Caven et Hollywood Boulevard. Avec pour point d’achoppement, pour que la greffe prenne, les mélodrames de Douglas Sirk. Soit dit en passant, dans ce curieux mélange entre cinéma d’auteur à l’européenne et mainstream hollywoodien, il y a du vampirisme à l’œuvre : ainsi, pas étonnant que Ballhaus ait signé la lumière rouge sang du Dracula de Coppola !
Interrogé essentiellement par Gautier et Assayas, la leçon de Ballhaus a surtout tourné autour de sa collaboration mouvementée, dans tous les sens du terme, avec Fassbinder et de sa période américaine auprès de Scorsese. Ont ainsi été mis de côté ses participations à des films de Nichols (Working Girl, Primary Colors), de Levinson (Sleepers), de Coppola (Dracula) et d’acteurs-réalisateurs comme Paul Newman (La Ménagerie de verre) et Robert Redford (Quiz Show, La Légende de Bagger Vance), ce qui est un peu dommage. Parmi moult anecdotes et détails techniques ô combien passionnants, Ballhaus a rappelé le rythme hallucinant des tournages de Fassbinder. Par exemple, alors qu’un film lambda prend environ trois mois de tournage, Le Mariage de Maria Braun (1979) a été bouclé en 10 jours et, en 1970, Fassbinder a réalisé pas moins de… sept films, ses réalisations alternatives se faisant vite car sur fond d’art et de vie entremêlés. Personnage difficile à vivre, tourmenté, plongé dans les affres de la drogue, Fassbinder, figure majeure du nouveau cinéma allemand des années 60-70, s’est fâché avec Ballhaus car celui-ci venait de participer à un film signé par un autre réalisateur que lui, ce qui rendait Fassbinder fort jaloux. Ils se sont brouillés sur Berlin Alexanderplatz (1980, film TV), d’autant plus que Ballhaus était gêné par la libre circulation de la drogue sur le plateau. Pour autant, ils retravailleront ensemble encore une fois, et ce dans une entente cordiale, sur Lili Marleen (1981), puis Fassbinder mourra en 1982 d’une rupture d’anévrisme, à seulement 37 ans. Interrogé par rapport à son goût pour les contrastes chromatiques marqués et les mouvements de caméra fluides (dont le fameux travelling à 360°), Ballhaus a précisé que la forme devait s’adapter au récit : il s’agit, non pas de se servir uniquement dans le but de se faire plaisir, mais de servir avant tout le film. Si la caméra tourne autour d’un acteur, c’est pour coller à l’être humain, témoigner de ses conflits existentiels.
Suivre le personnage, c’est ce qu’aime également Scorsese. Et Ballhaus, l’homme à la caméra (c’est lui qui signe non seulement la photo mais aussi les mouvements de caméra), va permettre à ce cinéaste virtuose de multiplier, au sein de ses narrations fluides, volutes et arabesques filmiques pour suivre de près le je(u) de l’acteur. Leur première collaboration a commencé avec After Hours, un film à petit budget (4 millions de $ pour 40 jours de tournage). Succès surprise au box-office, les producteurs US vont désormais s’intéresser de près à Michael Ballhaus, un homme filmant plus vite que son ombre. Même Scorsese sera surpris, et ravi, par la rapidité d’exécution de ce chef-op. Ballhaus a raconté que le 1er jour du tournage, Scorsese, comme à son habitude, se destinait à rentrer dans sa loge en attendant que le plan soit prêt, mais avant même qu’il n’atteigne sa caravane, Ballhaus lui a dit qu’il pouvait tourner, ce qui a entraîné que, du 1er au dernier jour de tournage, Scorsese, enchanté par le pragmatisme et l’ingéniosité à moindre coût de son chef-op, n’a plus jamais mis les pieds dans sa loge ! Ballhaus a par ailleurs rappelé qu’il est aisé de travailler avec Scorsese car celui-ci prépare, avec une grande précision, le découpage de ses films, « Marty pense avant tout aux images et un aspect essentiel de son méticuleux travail de préparation pour le tournage de ses films est de faire une liste détaillée des plans qu’il me remet. Cette liste exprime pour moi le rythme et la durée de respiration de chaque scène ». Revenant sur le travelling anthologique à la steadycam suivant Henry & Karen dans le Copacabana des Affranchis, Ballhaus a précisé qu’ils avaient eu besoin de huit prises ; reprises du plan-séquence non pas parce qu’il y aurait eu un problème technique mais, parce qu’à la fin du parcours, l’acteur Henny Youngman se trompait à chaque fois dans ses répliques ! Fichu facteur humain ? Que nenni, Michael Ballhaus, racontant cela fort amusé, montre une vraie empathie, et passion, pour les acteurs, l’humain. A la fin, lorsqu’un spectateur avisé lui demande si les tournages en numérique (et notamment l’étalonnage final numérique) n’allaient pas désormais contrarier les décisions de CHEF-op du directeur de la photo, Ballhaus a précisé qu’il restait encore certaines marges de manœuvre – dont une passion chevillée au corps - pour résister face au formatage du système. Pour autant, a-t-il précisé, il faut craindre la fréquence désormais trop systématique des effets numériques dans les films (car le travail de chef-op a tendance a disparaître devant les énièmes fonds bleus ou verts destinés à l’incrustation des effets spéciaux) et Ballhaus, petite aveu final, a tout de même rappelé que même les « grands » devaient parfois se soumettre à certaines décisions venant d’en haut (de la couleur de l’argent) : par exemple, on a imposé Sharon Stone à Scorsese pour Casino (1995), Will Smith à Redford pour La Légende de Bagger Vance et, sur le tournage d’un blockbuster comme Gangs of New York, le producteur Harvey Weinstein était tout le temps sur le dos de Scorsese pour vérifier ce qu’il faisait. Enfin, visiblement très ému, Michael Ballhaus a précisé que cette « leçon » à la Cinémathèque, véritable « temple du cinéma », était pour lui le plus bel hommage qu’on lui ait rendu au cours de sa carrière. Applaudissements nombreux et standing ovation ont alors suivi.
* 3e photo de l’auteur de l’article.