Les années 70, explosez votre télé et jouez Banco !
par Bernard Dugué
mardi 10 avril 2007
Ce samedi 7 avril 2007, soirée festive organisée par Patrick Sébastien sur France 2. L’époque ayant quelque mal à produire des choses originales, la télévision recycle les stars et les époques, y compris ses propres émissions. On ne compte plus les séquences d’anthologie, des fous rires de Denise Fabre aux provocations de Gainsbarre. Ce soir, place aux années bonheur, à cette époque, les seventies, que beaucoup ont vécu dans l’insouciance et la légèreté, alors que le chômage était inférieur au million et que le Sida était inconnu. Françoise Giroud désignait cette période comme la parenthèse enchantée, en y incluant les sixties. Seule, l’hypothèse d’un anéantissement de la planète sous l’effet d’un conflit nucléaire entre les deux blocs donnait une tonalité inquiète à cette « belle époque » innocente.
Au vu des invités et du format d’émission proposé, il ne faut pas s’attendre à un portrait fidèle et pertinent de cette époque. Ce n’est d’ailleurs pas l’objectif de cette soirée destinée à divertir. La télé ressort quelques niaiseries, de Michel Fugain à Dave, des Rubettes à Gérard Blanc, le tout agrémenté des insignifiants Shirley et Dino et de quelques amuseurs et chanteurs venus faire leur promo. Et donc, rien de neuf. Eteindre la télé. Mais ne pas refuser quelques invitations à des voyages plus décalés traduisant l’esprit de cette époque, tout en rendant hommage aux authentiques artistes et musiciens qui l’ont marquée du sceau de l’Art et non pas « lavassée » avec des sucreries mélodiques et populaires (comme les bals chantés par Sardou, que Sar.... écoute sur son I-pog en joggant)
Puisque la télé joue du révisionnisme esthétique pour la cause de l’audimat, alors je saisis l’occasion pour transmettre l’héritage d’un art qui lui aussi fut de cette époque, l’embellissant et la magnifiant à un point que seuls les compagnons de l’art rock connaissent. Alors autant profiter de cet espace de liberté qui nous est offert pour proposer autre chose que les stars et le people. Jouons Banco. Pourquoi Banco ?
Si 1968 a marqué une évolution musicale remarquable, quelques années de plus ont suffi pour que naissent des œuvres encore plus abouties, notamment dans le champ du rock progressif. Le grand public et même les connaisseurs de la rock music ignorent ce qui s’est passé en Italie, avec ses dizaines de groupes ayant enregistré un ou deux albums de prog. De ce vivier ont émergé quelques pointures dont la plus connue est PFM. Et pas si loin, le plus qu’excellent, que dis-je, le sublime Banco del Mutuo Soccorso. Prononcer Banco suffit, comme on dit Led Zep ou Floyd ou les Stones.
Que dire de Banco ? Rien en fait. Une œuvre musicale s’écoute. Comment positionner Banco ? La paresse critique dira, en se basant sur le style symphonique, qu’ils sont les Genesis italiens mais l’écoute permet de statuer sur ce groupe qui en vérité, ressemble à Banco et à nul autre. Banco ayant sorti ses deux premiers albums en 1972, il eût été surprenant qu’ils copient Genesis dont la carrière esthétique a réellement commencé en 1971, quand parut l’album Nursery Crime. Quelques mots sur la formation de ce groupe, organisé autour des frères Nocenzi, tous deux claviéristes, ce qui évidemment renforce le style symphonique des œuvres exécutées. Il faut dire que le clavier appartient à l’essence du rock progressif, avec les fameux orgues Hammond, les synthétiseurs ARP et Moog, le mellotron si judicieusement employé par Genesis ou King Crimson. Des instruments d’époque. Récemment, un album concept de prog a été réalisé avec plus d’une vingtaine de groupe utilisant ces instruments devenus obsolètes, un peu comme dans le classique, on édite des interprétation de Bach avec des instruments d’une autre époque, celle du XVIIe siècle.
De Banco, je conseille les six premiers albums, tous des chef-d’œuvres. Une mention spéciale pour Garofano Rosso. Tout d’abord parce que cette oeuvre incarne ce qu’on a appelé l’art rock avec ses albums-concepts. Qu’est-ce donc ? Un album concept possède une unité et s’efforce d’articuler les morceaux comme s’ils avaient une cohérence de sens telle celle qu’on trouve dans les œuvres littéraires, du mythe au roman. Justement, ces années 1970 ont vu jaillir ce genre d’œuvres qui, mesurées à la variété, sont dans le même rapport qu’une symphonie de Prokofiev face à une fanfare de village. Genesis, avec The lamb, a réalisé son album-concept, comme d’autres groupes à cette époque. On doit souligner l’engagement esthétique de ces compositeurs et interprètes. Une véritable foi dans les canons de l’Art, qui n’a duré que quelques années, avant que la vague fric, décadente et punk ne balaye tout ça pour marquer une autre époque.
Autre signe de cette époque. L’engagement politique du rock à cette époque. A gauche évidemment mais cela ne surprendra personne. Chose étonnante, parmi les groupes jouant du rock expérimental, jazzy, progressif ou krautock, beaucoup se réclamaient d’une obédience gauchiste. C’est le cas de Matching Mole, orchestre de rock fusion et jazzy fondé par Robert Wyatt, transfuge de Soft Machine. De Guru Guru, sorte de trio jouant un peu du Hendrix mais en plus planant. D’Area, groupe de jazz-rock italien, compagnon de route du parti radical et de toute celle mouvance qui vit les beaux jours de radio Alice, au cœur de la très communiste et non moins subversive ville de Bologne. Une allusion aussi à Catherine Ribeiro, la passionaria rouge des seventies, à la voix rauque sortie d’outre-tombe. Banco n’échappe pas à ce schéma. L’un de ses album est intitulé Io so nato libero avec un long morceaux d’une face de vinyle intitulé, je traduis, chanson nomade pour un prisonnier politique. Autre opus engagé, la bande originale du film Garofano Rosso, un album concept autour de cette œuvre cinématographique basée sur L’œillet rouge, un roman d’Elio Vittorini dont le thème est la tragique résistance au fascisme.
Juste une précision. L’œillet rouge est un symbole des luttes menées par Garibaldi qui, à toutes les belles Italiennes devant abandonner leur compagnon pour la lutte, lançait que lorsqu’ils reviendraient victorieux, ils seraient accueillis par des œillets rouges. Cette fleur qu’offre une jeune amante à Alessio, le héros du roman de Vittorini. Garibaldi fut par la suite le symbole de la lutte antifasciste, notamment en 1936 en Espagne où une brigade Garibaldi, formée d’Italiens, combattit les milices franquistes.
Voilà ce que furent les années 1970, pas seulement des années festives mais aussi engagées et créatives. Je tenais à faire ce billet pour combattre cet abrutissement généralisé que constitue la télévision dont le révisionnisme culturel trafiqué, s’il est moins dangereux que celui historique des Faurisson et autres Gollnisch, n’en n’est pas moins nocif et insidieux. Une profanation de l’histoire culturelle, sans qu’il n’y ait d’intention en ce sens, juste la loi de l’audimat, des stars, des médias qui déjà à cette époque, préparaient par leur lâcheté esthétique et leur connivence avec le show-business, l’enterrement de tous ces génies de la création musicale et des mouvances culturelles associées. Que ce billet soit un hommage à la dignité de cette époque, naïve certes, mais sûrement aussi valeureuse dans ses combats que les luttes anciennes qu’elle a remémorées dans ses œuvres, et ici dans ce rappel, celles des années 1930. On a pu visionner d’ailleurs un excellent documentaire à ce sujet ce mercredi sur Arte.
En 2007 André Gluksmann soutient Nicolas Sarkozy.
C’est le moment de brandir non pas la rose mais l’œillet, au moins pour le lancer sur une tombe après le 6 mai 2007, quand le totalitarisme économique l’aura emporté sur la dignité humaniste, emportant les œuvres d’art rock, les autres, sur le flot de l’holocauste médiatique, enterrant les idéaux de cette époque si prometteuse.