Les Bleus et la symbolique
par Argoul
vendredi 7 juillet 2006
« La couleur n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle » : ainsi débute le livre que l’historien Michel Pastoureau a consacré au Bleu, histoire d’une couleur (Seuil 2000) Le bleu est un produit fabriqué, maîtrisé tardivement par la technique, resté symboliquement au second plan jusqu’au XIIIe siècle. Les sociétés antiques fondées sur la tripartition des fonctions sociales (roi et prêtres, guerriers nobles, artisans paysans) ne manient que trois couleurs de base : le blanc, le rouge et le noir. C’est toujours le cas au Japon, ce ne l’est plus en Europe.
Dans toutes les sociétés anciennes, la couleur n’est pas vue comme aujourd’hui. Ce qui compte avant tout n’est pas la richesse de sa matière, mais la densité de sa lumière. Ce qui est vif est riche, donc valorisé ; ce qui est pâle est pauvre, donc insignifiant ou neutre. Les théologiens de l’an mil polémiquent à l’envi sur la « morale » des couleurs. Pour Suger, abbé de Saint-Denis, la couleur est lumière, donc « visibilité de l’ineffable » (Saint Augustin), émanation de Dieu. Elle a toute sa place dans l’église pour transmettre la bonne nouvelle. A l’inverse, Bernard de Clairvaux, austère moine cistercien, croit que la couleur est une simple enveloppe qui habille la matière ; elle est un leurre, donc immorale, parce que futile.
En quelques décennies du XIIe siècle pourtant, tout change. L’habit de la Vierge Marie, figuré noir, gris, brun, violet ou vert, mais toujours sombre, passe au bleu. Mieux, il s’éclaircit, donnant raison à Suger contre Bernard. Une nouvelle conception de la lumière surgit dans les vitraux bleus de Saint-Denis. Le roi de France renchérit par ses armoiries, qu’il fixe à la fin du XIIIe « d’azur semé de fleurs de lys d’or » en référence à la Vierge. Le bleu se répand dans l’héraldique. C’est qu’un nouvel ordre social, dû à l’essor démographique, fait éclater le vieil ordre figé des trois fonctions au profit de combinatoires plus riches. Les couleurs suivent, qui servent symboliquement à classer, à associer et à hiérarchiser. Les lois somptuaires édictées dans les villes italiennes interdisent aux marchands parvenus les couleurs vives, réservées à l’aristocratie. Le bleu devient alors moral, comme le noir, habillant les clercs, les magistrats, les veuves et tous les bons chrétiens. Les couleurs qui se font remarquer sont cantonnées aux métiers dangereux et aux marques infamantes : bourreaux, prostituées, usuriers, jongleurs, musiciens, et non-chrétiens (juifs et musulmans). La volonté est de bien identifier les rôles sociaux. La Réforme accentue le phénomène, le bleu est une couleur honnête parce que peu saturée.
A partir du XVIIIe siècle, elle devient la couleur du progrès, des Lumières et des libertés. Le romantisme s’en empare avec le Werther de Goethe (1774), amoureux désespéré dont le frac bleu assorti à une culotte jaune devient célèbre. La petite fleur bleue de Novalis devient le symbole de la mélancolie, qui rime en français avec ancolie, tandis que le myosotis devient en anglais forget-me-not (ne m’oublie pas) et que le blues, musique nostalgique, naît de la contraction de blue devils (les démons bleus = le cafard). Le bleu devient national, politique et militaire avec les révolutions française et américaine. Le bleu à la hampe du drapeau fait le lien avec l’azur royal et virginal, l’uniforme bleu républicain se fixe en opposition aux Blancs durant la Guerre de Vendée.