Les bobos, au-delà des mots...

par Mimie in Vivo
lundi 20 novembre 2006

Je croyais que c’était dépassé, obsolète, out ! Et voilà que le "Docteur Renard Mister Renaud nouvelle époque" (un peu repenti, beaucoup peopolisé) nous le ressort de derrière les fagots pour le remettre au goût du jour, au point qu’on n’entende plus que cela. De toutes les expressions et de toutes les discussions, le bobo, enfin les bobos au pluriel, puisqu’il s’agit d’une tribu et non d’un spécimen isolé, sont de retour ! A moins qu’ils ne soient jamais partis...

Rien à voir donc avec les petits tracas d’ordre physique et autres bleus au coeur, je le précise d’entrée pour ceux qui éventuellement sortiraient d’une longue retraite spirituelle dans des contrées retranchées, pour les autres impossible de l’ignorer, ce bobo-là est en fait la contraction du désormais fameux bourgeois-bohème, représentant d’une nouvelle élite socio-économique hybride qui se revendique à la fois bourgeoise et bohème, confortable et artiste, bien pensante et zen. C’est ainsi, le bobo est riche et de gauche, consommateur compulsif et altermondialiste, élitiste et pour l’égalité des chances, fashion victim et assoiffé de culture, chic et débraillé, rat des villes et rat des champs...

Vous avez dit paradoxe ? Ça dépend de quel point de vue on se place et de qui on parle. Prenez le bobo de souche, par exemple, l’informaticien milliardaire à queue de cheval au fin fond de son bureau de la Silicon Valley, celui dont David Brooks (journaliste au Wall Street Journal) a croqué le portrait dans le best-seller Bobos in Paradise paru il y a six ans. Cet animal-là n’a rien de destructuré ni de conflictuel en son for intérieur. En bon Américain qu’il est, résident californien ou new-yorkais, il a parfaitement réussi le mariage entre le culte de l’individu et le plaisir de l’argent, la réconciliation entre la contre-culture hippie et la déferlante yuppie des années Reagan. Nés au milieu des années 1990 avec la net-économie, les bobos américains mêlent avec aplomb et conviction le matérialisme des golden boys et la spiritualité baba-cool dans leur vie, où le travail est plaisir et créativité mais sans limite de tempsb et la consommation, consciente mais insatiable.

Il est clair qu’en s’exportant sur le vieux continent, le bobo a perdu de sa superbe et de sa spontanéité. Aussi pétri de culture bobo qu’il puisse être, le bobo parisien, installé de préférence à l’Est de Paris et habitué de la Bastille, Oberkampf ou du Canal Saint-Martin, n’en reste pas moins français dans son rapport non assumé à l’argent : celui-là "claque du fric" certes, "mais toujours en douce !" Bien souvent, il n’est même qu’un "bobopot", un bobo potentiel qui n’a de bobo que l’aspiration bohème, le look bourgeois-bohème et le côté "politbobo" (entendez le bobo politisé, écolo et/ou socialo)... sans forcément sombrer dans l’IP, l’intello précaire, mais encore loin de son modèle le "bobac", comprenez le bobo accompli avec portefeuille bien garni !

Alors, les bobos, tendance ou has been ? Nouvel équilibre de vie, ou club très fermé ? Diktat montant, ou épiphénomène ?

Les bobos, chefs de file de la massclusivity

Pour tenter de répondre à la première question, si tant est que la mode soit par nature éphémère, il faut bien avouer que le bobo résiste à cette loi. Plus qu’une mode, le bobo est une tendance, un courant qui s’inscrit dans la durée, dix ans que cela dure... Il n’en est pas moins soumis à des turbulences, des mutations et pourquoi pas des modes elles-mêmes. C’est ainsi que l’effet "no logo" dépeint par la Canadienne Naomi Klein dans un livre éponyme s’est abattu sur la tribu des bobos en 2004, avec l’arrivée des "nonos", une nouvelle race de bourgeois rebelles et autres "rebos", fustigeurs de marques, partisans du commerce équitable et se décrétant "très bio et ultra-solidaires des pays du Sud".

Ne nous y trompons pas, la famille bobo ne fait que s’élargir. Voilà une famille dont l’identité repose largement sur son mode de consommation, qui n’est autre que l’expression du phénomène émergent de massclusivity (exclusivity for the masses). Les bobos ont besoin de se sentir privilégiés, y compris dans leurs actes de consommation courante, un comportement où coexistent ainsi "la nécessité d’être au coeur du système et l’aspiration à être à l’extérieur du système."

Les bobos, une culture très sélect

De même, et concernant la deuxième interrogation, que l’on juge les bobos équilibrés ou instables, sains ou décadents, l’existence d’une culture bobo bien identifiée est indéniable. Le bobo a des goûts et des préférences affirmés, et bien que l’énumération soit un exercice de style qui n’échappe pas aux stéréotypes (mais je m’y risque), l’univers des bobos est tout à fait remarquable, au sens propre du terme, peuplé de livres de Beigbeder, Houellebecq, Nothomb, de "chansons à texte" façon Delerm, Bruni et Brigitte Fontaine (pour le fun, oui le bobo est fun parfois, il aime le bon vin avec un petit joint, trop fun, non ?), d’ambiance loft et Lubéron, de sushis et produits AB, de fripes et de must have hors de prix...

"On ne naît pas bobo, on le devient", et l’un des vecteurs essentiels est bien l’argent. Ikea, Gap, Zara, c’est bon pour les bobopots. Le sac Prada, les lunettes Dolce & Gabbana, les courses au Bon Marché, les vêtements du commerce équitable et nécessairement customisés pour le dernier-né des nonos, ce n’est pas de la bohème à moins de 10 000 euros, sans compter l’investissement immobilier intra muros, le mobilier ethnique, la cuisine tendance industrielle et le 4*4 dernier cri. Rien de surprenant au fait que le terme de bobo, plus encore de parisianisme bobo, soit devenu en France péjoratif, railleur, presqu’une insulte. Et si le club très fermé des puristes de bobos n’était en fait que la grande bourgeoisie, au sens historique du terme, éprise de connaissances, de diversité culturelle, de travail, de relationnel et en même temps de "luxe, calme et volupté" d’un conformisme et d’un conservatisme exacerbés ? Une sorte de gauche-caviar relookée ? David Brooks ne manque pas de noter, en tout cas pour les Etats-Unis, la difficulté pour les quadragénaires et quinquagénaires bobos très fortunés de le rester vraiment !

Les bobos, une image galvaudée

Enfin, et nous y voilà, quelle peut bien être l’influence des bobos sur le monde ? Peut-on parler d’un diktat ou bien l’impact est-il au contraire négligeable, sans autre conséquence que d’amuser son monde ? Sur ce point, le spécialiste ès bobos est encore très clair, ils sont omniprésents et puissants, ils fixent les règles, contrôlent les médias, les loisirs, la culture... En outre, ils sont partout, pas tant sur le vieux continent d’ailleurs qu’en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Ce sont les "maîtres du monde", pas forcément maîtres de leur image...

Eux qui, à l’origine, se voulaient ouverts et détachés n’auraient-ils pas sombré dans l’arrogance et le nombrilisme, à force d’appréhender la vie "comme un examen de passage permanent pour le cursus supérieur", une course à la performance où "le voyage est dépassement, la culture, information et le sexe, accomplissement" ? Eux qui au départ se voulaient simples et authentiques n’auraient-ils pas aussi cédé trop facilement aux pièges du biomarketing très en vogue actuellement ? Les regards experts ont pris la mesure de cette image quelque peu galvaudée, qui semblent rivés désormais sur Tokyo et Berlin, mégalopoles de prédilection et d’épanouissement des "furitas", un nouveau genre de citoyens, ou plutôt de "déconsommateurs" et de "détravailleurs", en rupture totale cette fois avec le modèle dominant d’une économie productiviste et déshumanisée, bien décidés à faire de cette recherche philosophique de "décroissance personnelle" leur eldorado, un nouveau passeport pour le bonheur, le vrai.

En attendant de les voir débarquer en masse, vous les avez vus, vous, ces furitas ? On cause bobo dans le tout-Paris paraît-il, et pour la petite provinciale loin des cercles parisiens que je suis, dans la télé de mon salon. Le bobo est devenu le bouc émissaire des uns, un sommet de crétinisme, le jalousé des autres, celui qui fait mieux que soi, ou encore le dénigré, celui qui a l’argent et râfle tout, mais jamais soi-même, c’est étrange. En somme, le bobo, c’est un peu le voisin de monsieur tout le monde, celui qui en prend plein les dents pour pas un rond, histoire de passer ses nerfs et d’évacuer les frustrations, un réflexe qui remonte à la nuit des temps, nous le rappelle Philippe Taillandier, journaliste à L’Humanité. Le bobo, c’est toujours l’autre... et réciproquement... On est toujours le bobo d’un autre. Vous voilà prévenus désormais ! De quoi peut-être réfléchir à deux fois avant de crier "aux bobos" !


Webographie :

Brooks David (2000), Bobos in Paradise, traduction française Les bobos, Ed. Florent Massot ,306 pages.
Branstein J. & Martinière C. (2000), Des petits bobos, Technikart du 15 décembre.
De Kirkelin Anne, "C’est quoi êtrebobo aujourd’hui ?", site du Grain de sable.
Giret-famin Nicolas, "Bobo après tout", Blog personnel.
Navarro Pascale (2001), Critique du livre de Brooks, site canadien de Voir.
Elrude (2006), "Massclusivity : le beurre et l’argent du beurre", Blog personnel.
Kandel Maya, Entretien avec David Brooks, site d’Amazon.
Article de Marianne (2004), "Les bobos vous ont agacés ? Les nonos vont vous exaspérer !", n°355.
Arion (2005), "Attention Bobo", site personnel.
Taillandier François (31 août 2006), "Les bobos : la guerre dans les mots", L’Humanité.
Klein Naomi(2003), No logo : la tyrannie des marques, Ed. Actes Sud, 743 pages.
Renaud, paroles de Les bobos, album Rouge Sang, Eté 2006.



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