Les fleurs du mal pour tenir en éveil

par jack mandon
samedi 23 mai 2015

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

 

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.


Charles Baudelaire - L'Albatros - Les Fleurs du mal

 

 

Hors du milieu d'élection, règne la confrontation dramatique des mondes et des éléments. Les manifestations de la vie s'en trouvent bouleversées. S'entrechoquent à dessein les mots, les phrases, les rimes et les actes. Il suffit d'apprendre ce poème, l'incorporer, onirisme et réalité confondus, le restituer en pleine lumière, à voix haute, pour en goûter la richesse métaphorique et mesurer la fragilité, la complexité, les travers et la beauté de la vie.

 

Au premier degré, on est saisi par la bêtise et le sadisme des hommes d'équipage. Albatros, « alba » les aspirations à l'infini, la plénitude de l'azur, la pureté et la blancheur lumineuse du plumage, la verticalité. (Vastes oiseaux des mers, compagnons de voyage, rois de l'azur, voyageur ailé, prince des nuées, ses ailes de géant.)

« atro » les quelques touches intensément noires du plumage de l'oiseau, l'ombre, le rapt, la torture, les violences, le jeu insolite, la brutalité des hommes, l'horizontalité plombée, impitoyable, perverse, gratuite.

Tous les éléments de l'harmonie dégénèrent en une ambiance de crucifixion aux conséquences pitoyables. (maladroits et honteux, laissent piteusement leurs grandes ailes blanches, comme des avirons traîner à côté d'eux, gauche et veule, comique et laid, l'infirme qui volait, ses ailes de géant l'empêche de marcher. )

 

Un regard en arrière pour retrouver l'oiseau et sa nature joyeuse, voire angélique . Dans l'océan, son milieu de vie d'empathie naturelle, l'albatros majestueux, près de 4 mètres d'envergure, développe, « indolent, compagnon de voyage, » un vol plané dynamique, s'abandonnant aux courants marins, évoluant avec eux entre la surface des flots et l'altitude, sans pratiquement battre des ailes. Il peut parcourir plus de 500 milles d'une seule traite.

 

Mais le but que je poursuis dans ce petit papier est une transposition allégorique, elle se révèle bien amère. Aidé dans cette démarche, par la chute du dernier quatrain de « l'Albatros ». Après ce déroulement narratif en plusieurs étapes, le quatrième quatrain précise que les destinées de l'albatros, du poète et des hommes de bonne volonté sont semblables. Moins abandonniques, peu confiants et amicaux, nous humains, généralement en perte de vitesse, connaissons la disgrâce, les distorsions culturelles, et les erreurs stratégiques...c'est à dire le sort que nous infligeons « au roi de l'azur » l'ombre misérable de nos actes.

 

 

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

La poésie, intuition créative, incorpore et dynamise le réel harmonieusement. C'est ici, quant au fond, la condition humaine spiritualisée mais scrutée et conditionnée par l'écriture. « Le prince des nuées » nous révèle l'illusion qui en résulte. Par l'adjonction des deux vocables, comparable à la caricature de « l'infirme qui volait » hanter la tempête et se rire de l'archer, même avec panache et bravoure, c'est revêtir le flottement et l'inconsistance de l'ectoplasme qui peut dans le même temps se rire de l'archer. L'exil terrestre au milieu des huées, met en scène la chimère affublée d'ailes gigantesques mais empêchée de se mouvoir gracieusement et dignement.

Dans une démarche inductive empirique, l'intuition voguant librement, il est aisé d'établir un lien étroit entre la poésie et la philosophie. Voir se présenter dans le désordre des sens, les poètes et chercheurs maudits et doctes de la fin du XIXe siècle, passionnés et curieux pour tout ce qui rebute la majorité du monde. Inadaptés et princes des nuées en quête de l’inaccessible étoile...qui hantent la tempête et se rient de l'archer.

Ainsi, Friedrich Nietzsche, au premier quatrain de l'Albatros, m'apparut dans sa lumière éblouissante. Ce faustien imprévisible, cet acteur souverain, pénétra la flamme, fasciné par sa lumière et sa chaleur, à l'instar de la phalène, il disparut...sans doute, pour mieux nous tenir en éveil.

Sa grande originalité et l'extrême puissance de sa pensée lui offrirent, à la manière de Moïse, l'honneur de contester le créateur dans les nuées. Ce qui participa à son succès médiatique planétaire. Sa proclamation philosophique appuyée, de « la mort de Dieu » fit de lui, le roi de l'azur. Comme il pratiquait l'empathie du voyage, à l'instar de ses amis d'en bas, piégés sur les planches du « navire glissant sur les gouffres amers » il avait, d'évidence, l'image de Dieu gravée en lui mais clamait fortement son athéisme. (j'allais dire son innocence, ce qui revient au même). D'ailleurs cette image puissante ne tarda pas a émerger sous la forme d'un Zarathoustra. Pas simplement poétique, elle fut la représentation de l'archétype divin. Déconstruire l'humain, il s'y employa ardemment au marteau, mais balancer les tables de la loi et anéantir les valeurs génésiaques, il ne le put. Tel ses coreligionnaires il fut suspendu dans le vide et le fit savoir bruyamment mais avec lyrisme et beaucoup de courage.

Dans un texte très explicite de « Psychologie et religion » (p.169,170) Carl Gustave Jung émet une hypothèse ou l'expérience empirique et le regard spirituel se conjuguent avec bonheur.

« Nietzsche n'était pas athée, mais son Dieu était mort. La conséquence de cette mort de Dieu fut que Nietzsche lui même se dissocia en deux identités, projetant sur son double, selon les époques, Zarathoustra ou Dionysos. Au cœur de sa tourmente, il signa ses lettres du nom de Zagreus, le Dionysos démembré des Thraces. Dans « Ainsi parlait Zarathoustra », son Dieu anéanti, il devint lui même un Dieu. » Une croyance en un créateur, verrouillée dans son inconscient, lui permettait la métamorphose. Nietzsche construisit Dionysos sur le mode d’une image figurée comme substitution à celle, paternelle manquante. La structure bipolaire de l’humeur imprima sa marque sur l’ensemble des créations du philosophe. Le scénario de l'Albatros avec l'affrontement et l'incompatibilité entre le roi de l'azur, dans sa grâce, son naïf abandon et les marins à l'appendice caudal de sauriens, rustres, sadiques et stupides. La décompensation maniaque dépressive est chargée de contrastes et d'énergies contrariées et dispersées à l'image du drame qui se joue « sur les planches... du navire glissant sur les gouffres amers. » Baudelaire est un visionnaire qui souligne un contexte réel et poétique à la Francisco Goya, représentatif de la puissance hallucinante et « créatrice » de l'affection imprévisible du Prince des nuées.

Bien heureusement, les périodes hypomaniaques, mieux canalisées, furent fertiles en inspiration. Elles s’accompagnèrent d’une fuite contrôlée des idées. Durant ses « excentricités » Nietzsche s’observait lui-même en pleine exubérance créatrice et affirmait « avoir la tête pleine de poésie la plus effrénée qui soit jamais venue à l’esprit d’un poète. » Son rapport au langage se plaçait alors sur le versant de l’automatisme. La manie contrôlée peut être à l'origine d'une grande inspiration.

Immense interrogation que la vie de Nietzsche, Dionysos ouvre la voie, hait l'état, déteste des philistins ou religieux. Dans les brumes de sa nuit mystérieuse, les plus superbes têtes, penseurs, chercheurs, écrivains, artistes, de tous les horizons de la rose des vents, fascinés par ce personnage somptueux. Le pire, mais cela prouve déjà que tout est confusion et dénégation, les suivants, socialistes, anarchistes, nationalistes, fascistes, nazis croiront s'inspirer de sa pensée. Nietzsche, néo-chrétien, Siegfried wagnérien, épicurien néo-christique. Composite innocence, Éden terrestre, éternel présent « Ses ailes de géant, l'empêche de marcher »
 


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