Les loisirs électriques

par Nicolas Cavaliere
lundi 1er août 2022

Une dépendance.

Toi qui as décidé de s’aventurer sur cette page pour te divertir en consultant cet article, n’as-tu pas oublié un fait essentiel ? Ton expérience de lecture peut s’arrêter à n’importe quel moment. Pas parce que toi, tu peux t’éteindre (tu peux), mais parce que les machines qui supportent ces mots, si nombreuses et diverses, peuvent capoter. Pense donc : un ordinateur ou un téléphone, relié à un réseau sollicitant de multiples serveurs, un écran, à part ou faisant partie d’un terminal de communication. Tout ça pour que tu puisses venir y lire cette information capitale que je ne suis pas né pour te fournir.

De la musique coule-t-elle dans tes oreilles en ce moment où tu essaies de me lire ? Dans presque 100% des cas, ce ne sera pas de la musique mais un enregistrement de musique, transmis par des émetteurs nécessitant une énergie folle. J’ai du mal à t’imaginer avec un orchestre à domicile, et si tu es au concert ou à l’opéra, je peux te donner un conseil très simple, coupe de suite et immerge-toi dans la présence. Elle demande également beaucoup d’énergie.

En fait, j’entends une casserole qui fait du bruit sur une table à induction. Ça ne vient pas de chez toi, rassure-toi, ça vient de chez moi. Je fais réchauffer un cassoulet. Les morceaux de porc qu’il y a dedans ont été découpés avec des couteaux électriques. J’en ai aussi un chez moi qui me sert à découper de la viande quand je me sens de faire la cuisine, un excellent loisir qui mêle l’utile à l’agréable.

Je me rends compte qu’en fait, je ne peux pas m’amuser sans électricité. À la fête foraine, les manèges refusent de se mouvoir sans jus. Le téléviseur n’est qu’un cadre à photo ou à peinture sans jus. Et moi-même, je manque de jus pour me mettre au dessin. Pour faire de la photo, n’en parlons pas. Le daguerréotype devait demander une détermination incroyable !

Le carburant pour les automobiles est extrait des puits en quantité parce qu’il y a de l’électricité. Quand il n’y en aura plus, il faudra de l’électricité pour les faire fonctionner, ont décidé les pontes de l’industrie. Pour aller faire du ski et remonter les pentes en télésiège, que de courant ! Que de courant pour ne pas courir !

Et quand on court, on aime savoir combien de pas on a fait, quelle performance on a su tirer de ce corps bondissant. On porte des montres connectées qui prennent le pouls et dont on recharge le lithium par les moyens désormais habituels. C’est un double loisir : courir et avoir couru, pour savoir comment on a couru. Si on fait du jogging en salle, le tapis doit rouler et s’il ne roule pas, on fait du surplace.

Tout cela semble si banal maintenant. Brancher sa console de jeu vidéo au secteur, éclairer le moniteur de l’ordinateur, démarrer une voiture. Qui se voit retourner à la bougie et au carrosse ? Qui se voit à pied chaque jour chaque nuit ?

Parfois, je me dis que je pourrais. Je vois les livres s’empiler. Quand est-ce que je vais m’attaquer au journal de Kafka ? L’épisode de « Better Call Saul » ne pourrait-il pas attendre pour que je puisse me délecter de la suite des « Travaux de Persille et Sigismonde » ? Non, en fait, je ne pourrais pas. Il y a quelque chose qui m’attire irrépressiblement dans cet environnement sur 230 volts, et je n’arrive pas à mettre le doigt dessus (heureusement d’ailleurs, parce que je risquerai de me faire très mal). Pourquoi est-ce que je préfère écouter Anna Calvi chez moi plutôt que d’aller la voir en concert ? C’est évident, c’est parce que chez moi, je peux contrôler le volume. Je me rappelle encore de ce concert de dälek que j’ai fui à toutes jambes pour éviter de perdre l’ouïe. Ah, et aussi, un four classique au feu de bois serait compliqué à installer dans ce petit appartement, et encore plus à entretenir et à sécuriser. Et ma confiance dans le gaz est limitée, surtout quand on me dit qu’il vient de Russie, et que la Russie c’est le mal incarné.

Tous mes loisirs sont électriques, autant que mon travail. Je me sens ignorant. Quand j’entends le ballon d’eau chaude se mettre en action aux heures creuses pour me permettre le soir de passer un bon moment à me décrasser les mollets, je ne me pose pas la question de savoir comment fonctionne une résistance. Le saurais-je, je n’y comprendrais au fond pas grand-chose. Que tout circule, cela me semble une évidence. Que cette circulation puisse s’arrêter et qu’on sache en tirer profit, voilà un mystère. Je me sens donc également incapable. Comment percer ce mystère ? Ma perception et mon intuition peuvent-elles m’aider à démêler ces nœuds qui pourtant se ramifient sans cesse comme les racines d’un arbre qui luttent contre le sol ? Quelle impulsion électrique peut donner à mon cerveau le verbe nécessaire pour qu’il puisse saisir ce qu’il se passe ? Dois-je me contenter de ce point de vue contemporain ? Comment pensaient les anciens sans électricité ?

Et surtout, pourquoi ? J’ai souvent pensé que l’automatisme énergétique auquel l’être humain est parvenu n’avait qu’une motivation : celle de l’amour qui cherche à protéger l’objet aimé. S’éviter des efforts, faire même en sorte que ce qui ne nécessite pas d’effort, comme le loisir, fonctionne de lui-même, pour assurer la survivance de l’être aimé, que ce soit soi-même ou l’autre. Et j’avais oublié qu’on se fait la guerre aussi. Et qu’entretenir toute cette machinerie demande des sacrifices énormes, produit des déchets importants et encrasse un peu trop vite les poumons. On ne se fait pas seulement la guerre entre nous, on la fait aussi au reste du monde. De lui ou de nous, qui va gagner, c’est comme essayer de parier sur un match de boxe non truqué. Le désir du reste du monde ne vaut pas celui de l’Humanité.

Tenons-nous en à une certitude. Cette électricité est essentielle pour une seule raison, la seule sérieuse : on peut conserver les portraits des plus belles femmes au moment où elles sont les plus belles, et attirer certains lecteurs très facilement pour remplir le compteur de visites très rapidement. Je n’ai eu à hésiter longtemps avant d’orner ce texte d’une image présentant une jeune Jennifer Connelly en débardeur blanc, belle comme une Alexandra et sensuelle comme le Diable. Quelle énergie ça me donne !


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