Les Sophistes, ou les mercenaires de la philosophie

par Georges Yang
mardi 21 février 2012

Les sophistes se faisaient payer pour enseigner, leurs disciples trouvaient cela tout à fait naturel et crachaient au bassinet, les autres philosophes regardaient cette approche mercantile comme vénale et indigne. Les sophistes s’en foutaient car ils ne voulaient pas crever de faim ni dormir dans une amphore. Calliclès dont on reparlera, car il est essentiel à la compréhension de Socrate et de Platon, faisait partie de cette école de pensée. Et puis apprendre « à bien parler », à défendre une position n’étaient pas inutile dans une démocratie naissante basée sur l’éloquence et la parole publique. Leur argent, les sophistes ne le volaient pas dans une société dédiée à la puissance du verbe et à sa subtilité. L’histoire n’a hélas retenu d’eux que cette dimension financière comme un mercenariat de la pensée allant se mettre au service du plus offrant. Aujourd’hui les sophistes auraient un agent littéraire et feraient payer rubis sur l’ongle leurs interventions télévisées comme chroniqueurs ou invités de marque.

Qui étaient les sophistes ? Leur mouvement de pensée contemporain de Socrate est bien plus connu que ses théoriciens. Ils ne sont célèbres que grâce à Platon qui les met en scène face à l’ironie et la causticité de Socrate. Qui se souvient de Protagoras, Gorgias, Hippias ou de Calliclès ? Les sophistes essaient de convaincre par la pertinence de leur discours et ne sont pas désintéressés, ils recherchent l’argent, la renommée et des avantages en nature, ce qui leur attire les foudres des autres philosophes qui, eux se disent à la recherche de la vérité. Cela dit, pourquoi ce qui est déclaré gratuitement aurait plus de valeur que ce qui est payant ? Dans leur opposition à Socrate, Platon les dépeint comme ridicules et infatués et surtout comme des démagogues mangeant à tous les râteliers. Mais Platon avait une fortune personnelle et les sophistes vivaient de leur enseignement, et comme ils ne demeuraient pas dans l’ascèse, ils se faisaient payer. On sent dans la condamnation du sophisme les prémices du concept d’argent corrupteur cher aux Pères de l’Eglise, Thomas d’Aquin en tête.

Pour le sophiste, est vertueux celui qui arrive à assouvir ses désirs. Il ne s’agit pas d’être nuisible aux autres ou à la société, mais de penser avant tout à soi. Le sophisme est plus qu’un égoïsme, mais plutôt une forme de bon sens qui refuse les spéculations de l’esprit et se contente de satisfactions terre-à-terre mais concrètes. Les sophistes ont été victimes d’une campagne de dénigrement menée par des contemporains qui voulaient les éliminer du jeu « politico-médiatique » de l’époque et ces critiques ont été reprises ensuite sans être réévaluées par les historiographes de la pensée grecque au fil du temps. On peut tout juste reprocher aux sophistes d’avoir été des intellectuels profiteurs et pique-assiettes ne s’embarrassant pas trop de scrupules. Enfin de compte, pour reprendre l’une de leurs idées directrice, l’homme est bien la mesure de toute chose, car sans l’homme, point de vérité ! Il ne peut y avoir de vérité dans la nature si l’homme n’est présent pour la constater. Que peut-on tirer d’un arbre, d’une algue verte ou d’un rhinocéros au niveau de la pensée et de la cohérence ? Ce principe sophiste devrait faire réfléchir les écologistes. En effet, à quoi peut servir la nature sans la présence de l’homme, seule entité physique capable d’en apprécier les qualités et les défauts. Que justifie la puissance de l’éléphant, l’insignifiance du cancrelat, la force des marées ou la fonte de la calotte glaciaire si personne d’humain n’est présent pour les apprécier ? Il n’a pas encore été prouvé que le rat musqué puisse être sensible à la majesté du vol de l’albatros.

Le sophisme est loin d’être mort, il ressurgit à chaque génération. Sacha Guitry aimait le luxe, l’argent, et avant tout lui-même. Cet être imbu de sa propre personne à la rigidité suffisante, théâtralisant son personnage, préparait ses bons mots tant pour ses dîners en ville que pour ses scénarios, ne s’encombrant pas trop de la réalité historique quand il avait la possibilité de sortir une saillie qui pouvait le mettre en avant. Eric Zemmour est de la même aune, qui aime à s’écouter (bien) parler et être payé pour. Car, tout comme pour le cunnilingus, le sophisme est un art qui exige une bonne maitrise de la langue, sinon il devient cuistrerie et pédanterie de poseur.

Le Gorgias, texte essentiel à la compréhension de Socrate et de Platon, rapporte une dispute entre Socrate et Calliclès, inutile de dire que le second fait figure de faire-valoir ignorant face à un Socrate plein de bon sens . Disons déjà en quelques mots que pour Socrate, et donc Platon, le plaisir peut s’avérer déraison, il n’ose pas dire ruine de l’âme, mais il est évident qu’il le pense. Quant à la caverne et à ses ombres-illusions de la surface où se passe la guerre, celle d’Underground d’Emir Kusturica est nettement plus festive, donc plus humaine, n’en déplaise à Alain Finkielkraut et à Bernard-Henri Lévy qui n’ont vu dans ce film qu’une apologie de l’hégémonisme serbe. Le paradoxe de la modernité sure de sa technologie avancée est de croire que la vision du monde n’est plus faussée car elle est sous l’œil intrusif permanent des médias, des journalistes d’investigation et des caméras. Plus la vérité semble évidente, plus elle est exposée, plus l’illusion peut être grande ; le monde actuel informatisé et à la portée d’un clic vit dans une autre caverne où les images déformées de l’extérieur sont projetées sur des écrans-plasmas.

Le dialogue sur le plaisir opposant Socrate à Calliclès est une mise en scène grossière pour imposer une idée. Cependant Calliclès pose les bonnes questions, non celles d’un philosophe classique, mais celles de quelqu’un qui aime la vie. Et quand il réplique à Socrate : « Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis ! », le rebelle, le dissident et l’hérétique, en un mot l’homme libre a envie d’applaudir. Calliclès, nous l’avons remarqué, est un sophiste, un homme libre qui aime la vie et ne doute pas de ses capacités intellectuelles pour accéder au plaisir. Il a besoin d’argent non pour le thésauriser mais pour jouir. Tous les Calliclès finiront mal, comme Sade, le Caravage ou Gilles de Rais, mais au moins, ils auront vécu. Peut-on en dire autant des sages ? L’échange socratique du Gorgias est une spéculation didactique et bavarde construite pour l’occasion de la démonstration qui refuse la légitimité de la jouissance. Cette prise de position nous ramène au concept éculé que l’on fait le mal par ignorance et qu’il faut être puni pour être rééduqué. Si la seconde proposition est logique pour protéger les individus et les biens et autoriser la vie en société en évitant des affrontements permanents, la première fait l’impasse sur la capacité de l’intelligence à englober tous les domaines. Pourquoi ne ferait-on le mal de façon délibérée et murement réfléchie ? Faire ce qui nous plait et faire le bien en une même intention ne coule donc pas de source. Il ne manque qu’une phrase dans la bouche de Calliclès pour que l’on puisse adhérer pleinement à sa position contre Socrate : « Je suis prêt à subir tous les châtiments si je peux auparavant assouvir toutes mes passions ». Car vivre en homme, c’est aussi assumer ses responsabilités, surtout quand elles sont lourdes. Il est amusant de noter que lorsque l’on consulte des corrigés de philosophie sur le bonheur ou le plaisir destinés aux futurs bacheliers, jamais un de ces professeurs ne met en doute Socrate face à Calliclès. Ce conformisme de l’enseignement philosophique classique est décevant dans le sens où il ne laisse place à une voie plus critique de la pensée universellement reconnue. Un professeur de philo devrait au contraire apprendre à ses élèves la contestation des dogmes et leur faire comprendre que rien n’est sacré, ni Dieu, ni vache ni homme. Il faut abattre les idoles, Ni Marx ni Jésus, pourquoi pas, mais il faut aussi apprendre pour critiquer à bon escient et constater qu’un jouisseur digne de ce nom est dans l’obligation d’avoir lu et intégré la pensée de ceux qui s’opposent à l’expression de son plaisir, ne serait-ce que pour combattre avec pertinence leurs arguments liberticides.

 

 L’immense majorité des philosophes grecs universellement reconnus recherche donc la sagesse et le bien et considèrent ceux qui s’en écartent comme des ignorants. Il faut les punir pour les éduquer (ou les rééduquer), le châtiment qui devrait être uniquement un moyen de protection de la société devient dès l’Antiquité grecque une méthode pédagogique. Pourquoi punir pour des raisons morales et non par vengeance ou par compensation du préjudice subi ? Comme si la pénalité, qu’il s’agisse d’une amende, du fouet, de l’emprisonnement ou de la mort ne suffisait pas en soi, il faut y ajouter une exemplarité éducative. La justice est donc dévoyée de son objet initial, qui est le châtiment et la prestation compensatoire aux victimes, quand elle entre dans le domaine moral. Une justice indépendante de la morale, permettrait tout autant le maintien de la paix civile et la protection des victimes et elle serait tout aussi équitable. La justice ne peut se prononcer que face à un préjudice. Sans préjudice, il n’y a ni crime ni délit. Hélas, certains dommages sont quelquefois imaginaires ou perçus de façon subjective, excessive voire procédurière. La morale et la société peuvent créer de nouveaux préjudices qui ne deviendront illégaux que par voie législative, sinon c’est le retour à la morale religieuse et à ses interdits qui n’ont pas leur place dans un état laïc. Mais l’être humain ayant besoin d’interdits et de tabous, les états laïcs se sentent obligés de créer une éthique contraignante et restrictive pour satisfaire la composante masochiste innée à l’espèce.

 

 Pour les philosophes grecs majeurs, l’idéal est de se modérer soi-même et de pratiquer la tempérance. Il n’est jamais question de choisir le crime, la déviance ou le « mauvais chemin » en connaissance de cause tout en acceptant d’en payer le prix. Une autre forme de sagesse pourrait être de peser le pour et le contre et de se dire avant chaque acte, si le jeu en vaut la chandelle. En prenant un exemple dans la criminalité basique moderne, vaut-il mieux se livrer au trafic de cigarettes et encourir une peine légère, éventuellement assortie d’un sursis pour une première condamnation, mais avec un bénéfice limité, ou passer directement à l’héroïne, avec une possibilité de gain plus importants, mais la crainte de sanctions plus élevées ? Chaque être doué de raison est capable de faire ce genre de calcul sans aucunement y faire entrer la morale ou la déontologie. Plus que la morale, c’est le rapport entre le gain potentiel et la peine encourue qui limite la criminalité. C’est aussi ce qu’a potentiellement à perdre le candidat au crime en cas d’échec qui le plus souvent retient sa main à moins d’être fasciné par la prise de risque. L’échelle des peines doit donc être établie en fonction des préjudices subis par les victimes directes c'est-à-dire en fonction de la gravité du délit et non de l’émotion qu’il suscite dans l’opinion publique. Seuls les dommages d’ordre physique et matériel devraient être pris en considération. Le préjudice moral n’a aucune raison d’être si la loi donne à chacun à la possibilité de répliquer avec les mêmes moyens et la même intensité. Le préjudice moral n’est concevable que pour le faible qui n’a pas la capacité physique, financière ou légale de faire valoir son point de vue et ses droits. La justice n’a pas pour rôle d’améliorer les hommes mais de les empêcher de nuire. Elle est un mal nécessaire au bon fonctionnement de la société. Dans une optique de jouissance, la loi n’est rien d’autre qu’une frustration indispensable au maintien de la paix civile.

 

 

Nous avons déjà proposé une attitude stoïcienne qui consisterait à faire le choix de ses actes en fonction du péril encouru et de soit se réfréner, soit passer outre. Cette attitude qui n’est ni religieuse, ni morale n’est cependant point déraison. L’être intelligent et calculateur ne fonce pas tête baissée, il évalue les probabilités de succès et d’échec et est prêt à en assumer les conséquences. Sauf quand le désir devient extrême et dépasse la raison, ce choix de pensée et de réflexion aboutit le plus souvent au renoncement face à ce qui est légalement interdit ou trop dangereux pour soi-même par simple esprit de conservation et de pusillanimité. L’abolition du lien entre loi et morale ne verrait donc pas exploser la criminalité, elle déboucherait uniquement sur des condamnations qui ne seraient plus obligatoirement liées au repentir dont on ne peut jamais savoir s’il est sincère ou non. Car le remords et le repentir sont du domaine de l’intime et de l’individuel et n’apportent rien à la société, si ce n’est de la confusion. La raison première de la justice est d’être utile et protectrice pour l’ensemble des membres de la communauté, que ce soit une cité ou une nation. En autorisant et en interdisant et bien sûr en condamnant ou en acquittant elle fait un acte politique au sens le plus large que ce terme peut recouvrir. Mais pour cela, elle n’a besoin ni de Dieu, ni d’intervenir dans les consciences. Elle doit respecter le libre-arbitre et ne pas obliger le coupable au repentir, cela est affaire personnelle qui ne concerne que l’intéressé. Toute justice moralisatrice sort donc de son objet initial. Le plaisir sans remords de Socrate est-il possible ? C’est à celui qui s’y adonne de se poser la question, donc d’en tirer les conséquences et non au juge et encore moins à la société.

 

 

 D’autre part, les Grecs nous apprennent pour la plupart d’entre eux à ne pas demander l’impossible et à se contenter de peu pour être heureux. A des degrés divers, ils ne sont pas l’ennemi du bonheur, bien au contraire, car le bonheur est un but en soi pour la majorité d’entre eux. Mais leurs définitions et leurs conceptions restent en deçà de la jouissance à tout prix. Le plaisir qui fait qu’on se brûle les ailes tel Icare qui était monté trop près du soleil, les penseurs grecs s’en méfient, ils n’en veulent pas. Ils prônent la sagesse au lieu de la rébellion. Or, la véritable révolte passe aussi par la jouissance, sinon il s’agit d’un acte nihiliste sans espoir. Aucun grec n’aurait pu concevoir et formuler le slogan soixante-huitard : plus je fais la révolution et plus j’ai envie de faire l’amour. Epicure nous apprend à aimer la vie à minima, Diogène que l’on peut se priver de tout sauf d’ironie. Quant à Socrate, Platon et Aristote, leur vision politique fait passer le citoyen avant l’homme. Mais bien qu’imparfaite au niveau du plaisir, la philosophie grecque laissait encore une liberté à l’individu, qui lui sera déniée puis supprimée avec le développement des monothéismes. Le Dieu unique n’est donc pas un fêtard, les Grecs y ont heureusement échappé.

 


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