Longtemps je me suis couché de bonne heure...

par Luc Brou
jeudi 18 mai 2006

Un bref texte sur la première phrase de A la recherche du temps perdu.

Longtemps je me suis couché de bonne heure. Encore. Longtemps je me suis couché de bonne heure. Qu’est-ce qui rend cette phrase si particulière ? Encore une fois. Longtemps je me suis couché de bonne heure. La phrase la plus célèbre de la littérature française. Qu’est-ce qui fait une phrase ? Longtemps. Une phrase, cet assemblage de presque rien, de quelques mots. Huit mots. Comment ce rien fait de choses simples peut-il tout dire ? Cette phrase peut-elle dire l’intégralité du roman ? Je lis, j’écoute, j’entends cette phrase et je me demande si je dois poursuivre ma lecture ? Ne contient-elle pas tout ? Longtemps. Je me suis couché. De bonne heure. Pas Il y a longtemps. Pas pendant longtemps. Seulement longtemps. C’était quand ? Un temps passé, étendu et révolu, je me couche tard désormais, j’ai vieilli. Avec le temps. Ferré résonne comme Proust. Cette recherche commence là, il y a longtemps, quand je me couchais de bonne heure. Lire cette première phrase sans même lire la deuxième : Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « je m’endors ». D’une phrase rejaillit le temps tout comme pour lui... tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. Les voix, la lumière, l’absence, les invités, la nuit. Quoi d’autre encore ? Que, peut-être, je ne veux pas voir. Longtemps je me suis couché de bonne heure, c’est l’infinie somme de détails d’une vie qui surgit d’une phrase elle-même tirée du néant. Des mots se posent, et les sensations comme des fantômes en errance s’accrochent à mon esprit. ... Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre , à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. Mon odeur, les mots, ma saveur, longtemps je me suis couché de bonne heure. Huit mots et j’ai le vertige. Comment dire autrement les passés, les nôtres, et comment saisir la raison de cette plongée profonde dans les méandres des souvenirs, supposés, racontés, réels ou fabriqués, comment comprendre l’écho que suscite cette phrase ? Première page, premiers mots, et c’est un voyage dans le temps, un voyage interminable, ne cessant de s’allonger, à la recherche du temps perdu...

Du côté de chez Swann (À la recherche du temps perdu), Marcel Proust.

Luc Brou Caen


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