Même la pluie

par Michel Koutouzis
lundi 10 janvier 2011

Il existe comme ça un vers, un tableau, un bouquin, un film qui justifient une vie. Ce sont des sillons implacables, complexes, d’une rare intelligence, qui offrent au reste de l’humanité un pas, un simple pas. Qui font, dans un monde en apparence immuable, avancer la pensée ; leur point final offre le début d’une aventure.  Aujourd’hui il s’agit d’un film : También la lluvia (même la pluie). A lui seul, ce film est une réflexion sur l’histoire, la complexité, la mondialisation, la violence, le monde moderne, le rôle du cinéma et de l’art, mais aussi sur les petits détails et le accidents de la vie qui transforment un être humain en acteur dynamique et conscient. Rien n’est simple dans ce film, tout est lié et chaque information, la plus anodine, joue, à l’instar du chorus grec, le rôle d’annonciateur. En d’autres termes, c’est une œuvre philologique qui bannît toute logorrhée, tout bavardage. C’est le contre-exemple de ce que nous vivons et subissons au jour le jour. Cela se traduit sur tous les supports du film : l’image, la cadrage, le découpage, la langue (un espagnol limpide, classique par instants), la musique et ses silences.

L’histoire est faite de violence. Le père des conquistadors, Christophe Colomb, réduit en esclavage des indiens qui finiront par brûler sur le bûcher, choisissant d’aller en enfer plutôt que de côtoyer leurs bourreaux à leur paradis. Le film raconte l’aventure d’une équipe de cinéma, le réalisateur, le producteur, les acteurs et leur témoin attitré qui immortalise leurs décisions quotidiennes et fixe le casting. Cette dernière - une jeune femme - est la première à comprendre que les acteurs et figurants sélectionnés et sous payés localement vivent une autre réalité que la réalisation obsessionnelle d’un film sur « Bartholomée de las Casas défenseur des indiens ». Une insurrection couve à Cochabamba, lieu du tournage, contre une multinationale qui fait main basse sur l’eau sous toutes ses formes, même la pluie. Les figurants de la fiction sont des acteurs de l’Histoire, et entre réalité et fiction, ils choisissent (cela en va de leur vie) l’Histoire. Le réalisateur, humaniste, progressiste, généreux, n’en est pas moins prisonnier de son œuvre, comme dans le Pont de la rivière Kwaï. Il est prêt à tous les sacrifices, sauf à celui de son chef-d’œuvre. « Celui-ci restera dans l’Histoire » affirme-t-il, « tandis que la révolte ne durera qu’un instant ». Il ne comprend pas que l’Histoire est faite d’instants, d’explosions, contrairement à la vie qui est faite de compromissions. Il n’est pas très différent du colonel Nicholson. Mais il est « doublé » par son producteur qui, habillé du cynisme traditionnel de son métier, a pourtant une faille : celle d’avoir abandonné son enfant, au sein de la post - modernité ambiante et branchée du monde moderne. C’est donc lui qui bascule, qui s’engage, non pas en solidarité d’une cause qui le perturbe, mais pour sauver une autre enfant, celle du figurant révolutionnaire. 

Tous les acteurs du film comprennent l’ironie de faire un film sur la violence et le sadisme de l’Espagne conquérante qui s’empare des hommes et des biens sans défense, dans une Bolivie indigène victime des multinationales. Mais « ils ont peur ». Acteurs de fiction, ils ne sont que sujets de l’histoire. Ils peuvent tout contester « à condition que cela se fasse sous l’autorité de la couronne » comme le dit l’acteur jouant Christophe Colomb, le seul qui ne fuit pas, « car personne ne l’attend ». Marginal, alcoolique, il peut s’engager n’ayant rien à perdre, contrairement à tous les autres.

Dans une scène centrale, le scénario exige que les femmes figurantes « noient » leurs enfants pour qu’ils ne soient pas torturés par les soldats. Elles refusent de le faire « par ce qu’elles n’arrivent même pas à l’imaginer ». Par contre, pour l’eau, elles sont prêtes à mourir pour de vrai. Ou a survivre, comme toujours, « c’est ce que nous savons faire de mieux » nous dit le figurant protagoniste indien. La révolte, qui oppose ceux qui n’ont rien à perdre à ceux qui s’emparent de tout, finira par l’emporter. L’eau d’aujourd’hui étant l’or de jadis. Et le film mutera en une interrogation sur l’art, la fiction, et son rapport avec la réalité. Magistral.  


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