Musique klezmer : de Pitchi Poï à New York
par Fergus
mardi 26 avril 2011
La musique klezmer ne peut certes rivaliser en termes d’audience avec les genres beaucoup plus médiatisés. Souvent confidentielle, elle est pourtant porteuse, ici d’une éclatante joie de vivre, là d’une nostalgie qui parle à l’âme de chacun. Venue des shtetlekh* (villages) d’Europe centrale et de l’est, la musique klezmer a vu le jour il y a plusieurs siècles au sein des communautés ashkénazes. Bienvenue dans le monde des klezmorim, ces musiciens chaleureux et authentiques, héritiers d’une très belle tradition...
De la même manière qu’il existait autrefois des musiciens dans nos campagnes pour faire danser et chanter les villageois au son d’un violon, d’une vielle ou d’un biniou, d’autres musiciens, à des milliers de kilomètres de là, animaient les fêtes dans les communautés juives de Lituanie, de Pologne, de Moldavie, de Galicie, de Biélorussie ou d’Ukraine. Cela n’avait pas toujours été le cas, l’usage d’instruments de musique ayant été interdit durant des siècles dans les fêtes juives en signe de deuil après la destruction du temple de Jérusalem en l’an 70 ; seul était autorisé depuis cette date l’usage du shofar, une sorte de trompe antique faite d’une corne de bélier.
Changement de ton au Moyen-Âge : les instruments de nouveau autorisés, la musique devient rapidement omniprésente lors des fêtes religieuses et des mariages qui marquent la vie des shtetlekh : progressivement la culture klezmer** s’enracine, portée par des musiciens itinérants souvent méprisés à l’égal des mendiants, mais dont on admire pourtant le savoir-faire. Ce qui n’empêche pas de les traiter de « klezmeruke », autrement dit de voyous, de gens de mauvaise vie, une réputation qu’ont également connue dans nos contrées les bateleurs nomades.
Les Juifs interdits de conservatoire
Paradoxalement, c’est une mesure contraignante qui permet à la musique klezmer de prendre définitivement son essor : le 9 décembre 1804, l’empereur de Russie Alexandre 1er prend un oukase qui interdit aux Juifs l’accès aux grandes villes et les confine dans les villages au sein d’un vaste territoire s’étendant sur des centaines de kilomètres autour de Kiev. 5 millions de personnes sont concernées. Interdits de paraître en ville – à de rares exceptions près –, les Juifs sont, par voie de conséquence, également privés de conservatoire, et les musiciens doivent se contenter d’un enseignement souvent empirique, influencé par les traditions locales slaves et tsiganes, mais aussi celles venues des Balkans et même de Turquie.
Clivée en deux, la communauté juive se partage dès lors principalement entre les maskilim à l’Ouest (Allemagne, Bohème et Moravie) et les hassidim à l’Est. D’un côté les tenants du mouvement des « Lumières » – la haskalah –, emmenés par le grand-père du compositeur Félix Mendelssohn, l’humaniste Moïse Mendelssohn ; condescendants, voire méprisants, vis-à-vis de la langue yiddish et des klezmorim, ils sont partisans de l’intégration dans la culture germanique et de l’ouverture aux sciences. De l’autre, les Juifs pieux villageois dont la culture, fondamentalement centrée sur les enseignements de la Torah, est principalement véhiculée par deux langues : l’hébreu et le yiddish. Les premiers se tourneront massivement vers la culture musicale classique tandis que les seconds perpétueront la musique populaire des klezmorim, cette musique qui, enrichie par de nouveaux apports au fil du temps, nous séduit aujourd’hui encore par sa richesse et sa générosité.
La musique klezmer est évidemment indissociable du yiddish, la langue des Ashkénazes, mais avant tout celle des hassidim. Son répertoire n’est toutefois pas fait uniquement de chants mais aussi d’instrumentaux souvent dynamiques et destinés à entraîner les villageois dans les danses lors des mariages ou à l’occasion des fêtes religieuses comme Pessa’h (Pâques), Yom Kippour (Grand pardon), Pourim (Victoire d’Esther) ou Rosh Hashanah (Nouvel an). Des instrumentaux parfois mâtinés d’onomatopées répétitives du style « voï, voï, voï » ; on parle alors de nigunim. Les chants sont intéressants car si certains comportent des références religieuses, la plupart mettent en scène, comme dans de nombreuses traditions populaires sur la planète, les vicissitudes de l’existence (l’amour, l’argent, le pouvoir, la santé, l’alcool), souvent de manière amusante. Parfois, c’est la communauté qui se moque d’elle-même et de ses travers, comme dans le très célèbre As der Rebe... (Quand le rabbin...) qui brocarde les comportements moutonniers en nous expliquant que lorsque le rabbin chante, tous les hassidiques chantent ; lorsque le rabbin rit, tous les hassidiques rient, etc.
New York, phare de la musique klezmer
Née dans les territoires d’Europe de l’Est, la musique klezmer aurait pu se fondre totalement dans les musiques tsiganes et balkaniques au cours du 20e siècle avec l’émergence de métissages de plus en plus audacieux au fil du temps. Au risque d’entraîner la disparition du chant yiddish. Cela n’a pas été le cas, grâce aux grandes vagues de migrations des Juifs en direction des États-Unis : d’abord à la fin du 19e siècle pour fuir la pauvreté, mais aussi les humiliations et les pogroms de Russie, ensuite dans les années 30 pour échapper à la folie des nazis. Expatriés et solidaires en pays étranger, les Ashkénazes ont non seulement perpétué leurs traditions musicales, dans un souci de préservation de leur identité culturelle, mais les ont enrichies par de nouvelles compositions et des sonorités élargies, parfois par des apports de jazz, en faisant de « la grosse pomme » la capitale mondiale de la musique klezmer. Il faut, à cet égard, rendre ici un hommage appuyé à ces grands noms du genre que furent, entre autres créateurs et instrumentistes de talent, Naftule Brandwein, Dave Tarras ou Abe Schwartz (cf. liens musicaux ci-dessous), tous devenus américains.
C’est donc bel et bien grâce à l’action culturelle des Juifs américains, et notamment de la communauté new-yorkaise, que la tradition klezmer s’est maintenue, allant même jusqu’à se produire sur les scènes de Broadway. Après un relatif déclin au lendemain de la 2e guerre mondiale, le klezmer a connu un net renouveau à partir des années 70. Le mouvement revival qui s’impose depuis un quart de siècle a fait le reste, et c’est ainsi qu’ont émergé, tant aux États-Unis qu’en Europe, d’excellentes nouvelles formations klezmer, et cela, juste retour des choses, jusqu’au cœur de l’Ukraine. Avec, à la clé et dans le prolongement des évolutions américaines, de grandes modifications dans la palette des sonorités. Certes, le violon, la flûte, la clarinette, le violoncelle, l’accordéon et les percussions sont toujours là, mais sont venus s’y adjoindre dans les formations plus importantes aux allures de fanfare, le banjo, le saxophone, le trombone, et même le soubassophone au sein de l’excellent Beïgale Orchestra***.
Beaucoup plus qu’un genre musical, le klezmer est avant tout un état d’esprit, une volonté de partager entre les musiciens et le public, entre les musiciens et les danseurs (markidim). Et c’est là tout ce qui en fait le charme, foi de goy !
* Prononcer chtételère. Si un shtetl n’est qu’un modeste village, parfois un simple hameau, Pitchi Poï, est encore plus petit, beaucoup plus petit que le plus petit des hameaux. Á tel point qu’il ne figure sur aucune carte. Et c’est cela qui fait tout son intérêt !
** De l’hébreu kley zemer qui signifie instrument du chant
*** Probablement la formation klezmer française la plus intéressante avec Le Grand Klezmer
Liens musicaux :
Abe Schwartz’s Orchestra : Sher
Aaron Lebedeff : What can you mach ? S’is Amarica
Bagelman Sisters : A Vaibele a Tsnien
Naftule Brandwein : Heiser Bulgar
Abraham Moskowitz : Yoshke Furt Avek
The Klezmatics & Chava Alberstein : Di Krenitse
Beigale Orchestra : Hop La La Sirba
Shpil es nokh a Mol : A Glezele Yash
Pour en écouter plus, deux références de CD quasiment incontournables :
Klezmer Yiddish Swing Music chez Soldore
The Klezmatics & Chava Alberstein : The Well chez Keltia