Nicolas de Staël, le Prince aux pieds d’argile

par Eliane Jacquot
jeudi 19 décembre 2019

Parce qu'il a toujours cru à l'exigence de sa vocation de peintre, révélée des l'adolescence, Nicolas De Staël (Saint-Pétersbourg 1914-Antibes 1955) un des artistes les plus influents de l'Après Guerre, n'a jamais accepté les compromis ou les faux semblants.

Pour lui peindre c'est vivre et inversement, signe d'un parcours personnel à contre courant des conventions de l'époque, mais solidement ancré dans le monde artistique qui l'entoure. Évoquer son application à confondre sa vie d'homme et la tension de son œuvre, nous fait plonger dans un univers d'exigence fait de dépense physique et d'implacable difficulté d'être.

 La Palette et la Matière

 L'homme est grand, altier, beau, sobre, son énergie est peu courante. Peindre est pour lui un corps à corps avec la toile fait de dépense physique et d'engagement de tout son être. Il travaille les couleurs avec acharnement, appliquant à la truelle, à la brosse et au couteau des épaisseurs pour donner un pouvoir exaltant à la matière. Dans la lignée de Braque qu'il admire et visite souvent, il conçoit l'espace pictural d'une façon discontinue, ce qui est un apport majeur du cubisme. Ses harmonies sourdes et chaudes, terres, gris et noir que troue souvent une lueur témoignent de son admiration pour l’œuvre de Braque. Au moment où il accomplit son œuvre, entre 1944 et 1955, la matière picturale devient la singularité de sa création. Il se présente à ses correspondants comme un ouvrier immergé dans la matière : « Je suis dans la peinture jusqu'au coude. » Avant d'être texture, la matière est substance colorée et sert une expression visuelle tout en répondant au plaisir de mélanger des pâtes. Sans cesse, il joue avec l'épaisseur de la matière pour y faire jaillir la lumière jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans les dernières années de sa création et devienne transparente, à la frontière du vide.

Dans Les Toits en 1952, il pose au bas de la toile des carrés en mosaïque gris-bleu, gris-noir, gris-terre et laisse un gris laiteux et tendre envahir le reste du tableau qui évoque la montée de la lumière, l'aube d'un matin quand Paris s'éveille. Ce ciel rappelle aussi le gris ardoise immortalisé par Vermeer dans la Vue de la ville de Delf en 1660.De par son intérêt pour les découvertes de son temps, quelques uns de ses tableaux les plus marquants sont consacrés à la musique et à ses instruments. Dans Les Musiciens,1953, on observe une somptuosité des variations, faite de grandes bandes verticales, orange, jaune, bleu, noir, ici son travail procède de couches et recouvrements et de corrections vis à vis de la matière. Mais pour lui, « la palette est différente pour chaque tableau, elle est à refaire après, parce qu'en somme, elle n'existe pas ». Ceci l'amènera à l'éclat des toiles d'Agrigente en 1954. Dans le même temps Matisse en avait fini avec la couleur comme représentation de l'objet, lui qui arriva à plus de 80 ans à créer la fulgurance avec des bouts de papier découpés.

Le Moment Provençal

 Alors que pour Nicolas de Staël toute halte n'est qu'une étape, comme s'il s'agissait de fuir par le mouvement l'immobilité qui tue, son dernier refuge sera la Provence, terre de lumière « Il n'y a qu'une chose intéressante là, je saisis ou pas la lumière d'ici, c'est tout. » En 1953, il achète « Le Castelet » à Ménerbes, bâtisse dominant le paysage minéral du Lubéron et toutes ses nuances chromatiques. Il écrit à René Char « Me voilà près de cette lumière vorace que tu connais bien. » Il lui répond « Je sais où tu te trouves, auprès de la lumière, auprès du cassé-bleu. » Les changements de lumière valent changement de regard. Il réalise alors une série de somptueuse natures mortes sur fond bleu et orangées ainsi que des paysages, des marines,et des nus éblouissants (Jeanne). Il entreprend à cette période un voyage en Sicile, qui lui permet de réaliser ses toiles sur « Agrigente », 1954, il ressent un choc visuel face à l'espace illimité de ce bord de mer sicilien entouré de temples antiques. Il utilise ici des couleurs primaires. Les rouges, les jaunes et les violets structurent ses compositions, tandis que la lumière prend le pas sur la matière qui s'allège. Dans ces espaces inhabités, ces terres immenses entre ciel et horizon, ses toiles frôlent les limites indéfinissables à la lisière du visible et de l'invisible. A partir de ce moment, son œuvre peut être perçue comme une incertitude du regard, inhérente à la condition humaine, telle que la décrit Merleau-Ponty dans l'Oeil et l'Esprit.

A l'automne 1954, il s'installe seul à Antibes, il y produit certains de ses chefs d’œuvre à un moment où son angoissante lucidité s’accroît, après avoir été un enfant chassé par la révolution russe, après avoir perdu langue, parents, pays. De moins en moins chargé de matière, c'est une sorte de suaire gris de plomb et de cendre qui compose l'une des ultimes représentations du Fort Carré d' Antibes, en 1955. « Je n'ai pas la force de parachever mes tableaux », écrit-il alors, et c'est l'immobilité, enfin. A Antibes, Le Concert, 1955, immense toile inachevée, vibre encore de ses accords suspendus.

Une très belle vidéo sur son œuvre :


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