Notre-Dame de Paris de Victor Hugo : cathédrale du vide, théâtre de papier crépon

par Trash Cash
samedi 3 mai 2025

Je me doute bien que vous vous en fichez royalement de mes lectures et encore plus des impressions qui en découlent. Tant pis, je les donne quand même ... À l'heure où l'on déplore la chute vertigineuse de la pratique de lecture toutes classes d'âges confondues, il faut dire la vérité. Parfois, on est plus que déçus par la littérature, mais ce n'est pas une raison pour ne plus lire, attention ! N'en profitez pas pour reprendre, derechef et plus que jamais, le scrolling, le binge watching et l'infointertaining, je vous surveille ... On vous l'a assez dit : il faut lire les classiques .. mais peut-être pas tous ?

Ah ! J’suis pas content, mais alors vraiment pas du tout. Quelle déception ! Une joie que je me faisais de lire un classique parmi ceux qui me résistent encore et dont je ne viendrai probablement jamais à bout de la masse tant la littérature en produit de façon toujours renouvelée au fil de mon insignifiante "trajectoire intellectuelle". Celui-là, précédé de sa réputation d’oeuvre majeure d’Hugo, je me le gardais comme on entretient une faim de gourmandise, je te le chérissais là comme ça, au coin de ma mémoire, parmi les étages des piles virtuelles de classiques.

Rendez-vous compte, ND de Paris : annoncé comme le chef-d’oeuvre par excellence, à la fois monument esthétique à la forme exceptionnelle de poésie narrative, à l’intrigue puissante, unissant dans une même ferveur, une même admiration spécialistes et amateurs de belles histoires, esthètes et lecteurs de romans populaires !

Oui, je me le réservais, comme certains Tintin que je n’ai pas lus volontairement, ou certains épisodes de vieilles séries abusivement dites cultes que je me garde jalousement comme un bon vieux cru. Quelle déception, quelle arnaque !

À se demander si ce n’est pas l’époque qui me gâche tout à force d’être environné par ce monde de flétrissure mercantile systématique, de décadence intellectuelle, de mépris de la chose écrite, de la poésie ... Cela a dû me contaminer, me rendre l’appréciation faussée. Je ne serais plus capable d’apprécier une grande oeuvre, forcément dépassée par la démesure du monde moderne. 

Autre possibilité, le texte aurait été modifié, caviardé, ce n’est pas la bonne édition, Hugo n’a pas pu écrire un roman comme ça, un si grand roman, un monument à l’image de son personnage principal de moellons, de vitrail et de plomb. Un éditeur ayant eu recours à de nouveaux outils automatiques, une AI, aïe, ayaye, un programme à curseurs qui toiletterait les grands textes ; pour qu’ils soient plus ceci, moins cela. Après tout, Hugo est à tout le monde, domaine public : on le réécrit, on le modifie pour qu’il colle mieux à l’errance du temps, qu’il continue à toucher de nouveaux lecteurs … Nos braves Garnier-Flammarion, dès les années 90 (date de ma vénérable édition de poche) avaient déjà commencé le travail de sape ? Non, c’est pas possible ! Hugo lui-même alors, pressé par le contrat, ou le souci de faire un carton, aurait lui-même commis une réécriture saccagière, se serait livré à des amendements spectacularistes, pour en faire ce mélo aux personnages insipides, à l’action toute à la fois prévisible et décousue, se résumant à pas grand-chose en définitive ? On se plaint des intrigues de la fiction moderne que l’on accuse de tenir sur un ticket de métro, mais alors là, chapeau ! Rendez-moi le vrai ND de Paris, ce n’est pas celui que j’avais lu dans mes rêves !

 

Je n’en reviens toujours pas : une intrigue d’abord qui décidément ne tient pas debout, faite de bric et de broc, totalement irréaliste, schématique au possible avec des personnages censés incarner des caractères des profils opposés, trois hommes qui sont attirés par la même femme, personnalisation floue de la beauté de bazar faussement oriental, et vont tous s’annihiler, broyés par ces temps obscurs, aux moeurs sauvages et par la folie et la laideur des hommes : un archiprêtre vieillissant, un poète moitié étudiant moitié vagabond, mais déjà déconstruit avant l’heure et passablement ahuri, abruti ... Ajoutez la touche de fantasmagorique avec le sonneur de cloches à la carapace monstrueuse, rejet abandonné nourrisson sur les degrés du parvis, mais au coeur fruste et bon, le devenu légendaire Quasimodo. On en vient à se demander si les Classiques n’étaient pas dans le vrai avec leurs règles d’unité et de ton. En voulant s’en affranchir les Romantiques ont probablement gagné en intensité, retrouvant un souffle baroque mais parfois gâchant tout, sombrant dans le grotesque, je crains que ce ne soit le cas ici.

L’enchaînement de l’histoire fait que l’on reste toujours sur sa faim, Hugo progresse par tableaux, comme au théâtre, censés mettre à jour tout ce qui s’est passé entre chaque, et éviter de s’y appesantir par une narration balzacienne, pourquoi pas ? Hugo préfère (ou ne sait que faire cela) se concentrer sur des dialogues, des attitudes, des pantomimes de personnages mais qui ne parviennent pas à exister. Des esquisses, des stéréotypes forcés pour être intéressants. Esmeralda est censée être belle, on le croit sur parole et à la façon dont toute la ville passe son temps à la mater, elle est spectacle permanent. Elle ne fait que virevolter jusqu’à la corde de sa pendaison où elle finira de s’agiter. Toujours flanquée de sa chèvre, double primaire presque plus finaude qu’elle, elle tourbillonne à grands effets de chevilles mignonnes et de pendeloques, à travers une ville reconstituée à grand coups d’encarts encyclopédiques et de maximes savantes. Au-delà de sa fonction décorative, elfique pourrait-on dire, elle n’est rien, elle déboule dans certaines scènes par hasard, sa beauté virtuelle la précédant et occupant tout l’espace des possibles narratifs. Elle met tout le monde d’accord et résout les noeuds d’intrigues par sa seule apparition. Quand elle est enfin entre quatre murs et qu’on lui demande de parler un peu d’agir, elle n’a pas grand-chose à dire, raisonne comme une cruche. Elle se laissera enfermer pour se résigner à être déflorée dans une chambre borgne, et il faut un tiers, empli de laideur interne, pour la sauver de la souillure. Trois amants pour une même ectoplasme de beauté qui n’aime aucun des trois principaux mais se passionne pour un quatrième, une brute à la belle apparence et à la bravoure affichée sur sa mise et son vocabulaire grossier (le contraire pile poil de Quasimodo, tiens). Elle s’obstinera à l’aimer jusqu’à la strangulation. Comme si trois ne suffisaient pas, Hugo a rajouté tardivement ce quatrième, nous dit le préfacier, déséquilibrant la trinité déjà lourdingue. Cela devient une meute de chiens attirés par l’hormone femelle, mais surtout un moyen pour le poète démiurge qui écrivait debout afin de ne pas perdre de temps à s’asseoir, pour étoffer, vieille habitude hugolienne d’agglomérer, de cuisiner à grosses louches. Quand la viande n’est pas super, on masque avec des épices, des ingrédients superfétatoires, saupoudrez, rajoutez, il en restera bien quelque chose ! Heu ... bof.

Les scènes se succèdent ainsi peinant à dégager une saveur réelle tant elle suintent l’artificiel. On dirait que le Paris de l’époque n’est peuplé que d’une petite dizaine de personnages que l’on va recroiser à chaque coin de rue ou de place, avec autour d’eux le décor mouvant et compacte d’une foule comparable à celles du numérique hollywoodien, un gloubiboulga informe sans réalité, sans rien de sensible. 

Et l’histoire semble donc avancer comme cela par scènes se voulant galvanisatrices, censées tenir toutes seules par des images fortes et antithétiques, des dialogues percutants et soi disant vivants. La grosse ficelle est employée trop souvent : on nous présente in medias res des personnages mystérieux dans des rues nocturnes, dans des alcôves, dans le passé, parmi des foules, ou des spectateurs, et ce ne sont que toujours les quatre ou cinq mêmes qui quadrillent ce Paris mental hugolien, pour péniblement animer le mélo. Et quel mélo ! X est aimé de V, W et de Y, X aime Z et Z aime ... rien, quant à W lui il se rabat sur la chèvre, hop par ici, il y a pas de Meeeee, déjà les sexualités alternatives avaient le droit de Cité. Hugo, moderne, visionnaire ! Les scènes finales sont ridicules, on remet sans arrêt l’exécution d’Esmeralda, on tremble pour elle, on croit chaque fois qu’elle va s’en sortir mais c’est sans compter la folie des hommes et le lieu maudit de la place de Grève, où doivent se faire de toute façon les exécutions, c’est traditionnel, c’est comme ça, on y coupera pas. Pendant qu’Esmeralda exécute dans les airs sa dernière danse, Frolo est balancé des tours, rebondit sur les toits qui l’entourent, sadique martyr inutile, puissance en creux de la punition divine et symbolique. L’exécution officieuse d’une rive répond à la pendaison officielle de l’autre ... Attention ! Symboles, antithèse, ironie du sort ! Puis, Quasimodo s’enterrera vivant avec la dépouille d’Esmeralda, leurs squelettes unis dans la mort sous les couches du charnier de ceux qui n’ont pas de tombe. Et allez, la Belle et la Bête qui se sont manqués, les voici réunis en un mariage expiatoire terminal. Toute la fin se veut démonstratrice, donneuse de leçons, ironique. Le capitaine imbécile qui avait séduit Esmeralda et voulait profiter d’elle se remet d’une blessure mortelle à la tête et épouse de la fille de bonne société, le poète qui a échappé à l'échafaud continue ses niaiseries. Tentative ratée d’une amertume finale, trop fabriquée qui n’est pas à même de nous mobiliser une once d’indignation véritable.

La palme du ridicule revient à la femme enfermée depuis des années en pénitence dans une sorte d’encoignure sur ... la place de grève (encore ?), ancienne prostituée devenue martyre, elle aussi ressassant le traumatisme de la capture de sa fille par des Egyptiennes. La Sachette depuis sa niche passe ses scènes à maudire Esmeralda qu’elle prend pour une représentante de son peuple, c’est le prétexte à raconter une jolie histoire d’enlèvement et de reconnaissance à la médiévale, mais cela fait pschiit car dès qu’Hugo nous embarque dans son histoire dans l’histoire, (avec sa façon grossière habituelle de la plaquer comme un montage malhabile), on comprend tout, on sait déjà, on sait qu’il y aura scène de reconnaissance, retrouvailles larmoyantes et probablement tragiques. Là encore construction grossière, artifice pour étoffer actions et intrigue mal barrées dès le départ. 

Déjà, si l’on réfléchit bien, la première scène du roman, celle du mystère loupé : rien n'y fonctionne bien, ce défilé de peuple, de personnages, censé servir de semi-scène d’exposition est inintéressant, inutilement bruyant et moche. Il a pour seule réelle fonction de nous plonger de force l’ambiance du Paris médiéval, noblesse et pauvreté confrontées. Comme si Hugo s’aidait surtout lui-même avec ce départ creux pour attaquer un roman qu’il a du mal à lancer. Les personnages s’y pressent en guise de didascalie initiale, gesticulent pour finir sur l’élection du roi du carnaval qui n’est autre que Quasimodo, honoré puis ensuite arrêté par les soldats parce qu’il suit à la trace ... Esmeralda, en même temps que .. Gringoire, le faux poète. Tiens revoilà les mêmes !

On retrouve aussi bien évidemment dans ce roman semi-historique (Louis XI y joue une scène qui n’est pas avérée mais qui ne bouscule pas l’Histoire de France) la technique hugolienne éprouvée de l’insertion de données encyclopédiques massives. Comme une bonne coupure publicitaire, les actions s’interrompent, l’intrigue se suspend au moment où ça se corse, pour un exposé de cinquante pages sur la construction de Paris depuis la Lutèce gauloise. Puis, quand on croit que c’est fini, c’est reparti pour cinquante autres feuilles, une monographie interne sur l’évolution de l’architecture des cathédrales avec une dissertation sur les mérites non partagés du roman et du gothique. On nous dit dans l’intro de l’édition GF qu’Hugo n’a ajouté ces chapitres (soi disant déjà prêts à l’époque de la première édition) qu’une fois le roman ayant trouvé son public, on le comprend !

Il ne me restera pas grand chose de cette lecture, je veux dire comme plaisir esthétique, comme installation d’un imaginaire architectural ou géographique marquant et hantant une vie entière comme ont pu le faire les romans de Gracq, de Kafka et de Céline pour ne citer que toujours les mêmes ; dans ND de P : des ombres, des lieux de carte postale déjà éventés, un recours trop facile à la sous-traitance de l’encyclopédie reine. Même la cathédrale n’est pas très bien rendue en dépit de toute la documentation plaquée, elle est comme Esmeralda, censée se suffire à elle-même. 

Résisteront peut-être une ou deux scènes, celles des lieux insolites ou symboliques qu’Hugo a toujours eu le goût de bien choisir cependant. À sauver peut-être, ces hauteurs de la cathédrale quelque part entre les tours et les contre-forts, plateformes surélevées où rôdent Frolo, Quasimodo puis Esmeralda, à l’écart du personnel épiscopal. Des abris, des pièces nichées dans les angles tandis que sous eux s’ouvrent des perspectives sculptées, des balcons et au-dessus le gigantisme inquiétant des cloches encagées dans leurs tours. Solitudes perchées au milieu de la ville déjà surpeuplée. À ce propos on se demande toujours ce que vient faire la passion de Frolo (quel nom mal choisi en plus !) pour l’alchimie dans son cabinet secret. Certainement, une façon de montrer son imposture à la Bernanos, mais comme le reste c’est un motif mal exploité et mal raccordé qui vient brouiller encore le patchwork. Les images des foules peut-être me demeureront leur déplacement, la nuit, les places de maisons à colombages, pavés, balcons, l’attaque de l’édifice, un peu, où ça commence à être un peu plus prenant. La cour des miracles aussi, une place, une zone de non droit au nord (qui serait aujourd’hui au-dessus des Halles ?) avec sa faune, ses règles : on y tue et on y pend comme on respire, à la lueur des brasiers de campements, il y a un roi, des cérémonies des votes, une autre loi. Quel dommage que tout cela soit torché !

On ne te dit pas merci Victor, notre plus grand écrivain paraît-il, d’avoir gadrouillé ce qui aurait pu être un beau sujet effectivement, une belle fresque avec un côté épique et poétique comme on en rêve. Salopé par du mélo incohérent, des personnages prétextes et des situations mal arrangées. Cela aurait pu être un bon roman. Dans leur genre les Misérables sont bien meilleurs et pourtant ... Il me reste à relire les mésaventures de Gwynplain dans l’Homme qui rit, 93 ou peut-être découvrir les Travailleurs de la mer, mais ça m’a refroidi tout ça. Je comprend mieux la fortune posthume de ce roman sur la cathédrale des cathédrales, on peut l’adapter comme on veut, il est déjà en lambeaux on peut prendre des bouts et les accommoder à la sauce musicale ou technicoloresque, personne ne s’en plaindra et effectivement tout le monde s’en fout, il n’a jamais été à ma connaissance question de trahison.

Mais peut-être que tout simplement, sous le flot des adaptations incarnées, animées, chantonnées, ou bien écrasés par la chape de plomb de la réputation du classique des classiques, ou bien encore aveuglés par l’éclat de l’ombre de notre écrivain national, peu de lecteurs ont tout simplement pris la peine de le lire … vraiment ?


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