« Oncle Boonmee », une Palme d’or qui endort ?

par Vincent Delaury
lundi 6 septembre 2010

Palme d’Or du Festival de Cannes 2010, Oncle Boonmee (Lung Boonmee Raluek Chat, 1h53 mn) raconte l’histoire d’un homme, agriculteur et apiculteur, qui, au soir de sa vie, voit apparaître au cours d’un dîner nocturne sa femme et son fils défunts. Se remémorant ses vies antérieures, il se plonge, accompagné de sa famille, dans ses diverses réincarnations le conduisant dans la jungle, dans une grotte puis sur une colline. Au commencement, était-il humain ou animal ? Homme ou femme ? Oncle Boonmee s’interroge et nous aussi. 

Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) : d’abord la jungle, partout ou presque. A l’exception de la fin, accompagnant sa mort, nous conduisant dans un cadre plus urbain. Une jungle tropicale envoûtante, enivrante, voire « exhilarante » (stimulante de l’humeur, selon Badoit !). Et pourtant, dans la salle UGC Ciné Cité-les-Halles où j’étais, une dizaine de personnes, au compte-gouttes, quittaient la salle, comme si elles jetaient l’éponge. Pendant la projection, d’autres ricanaient, parce que les plans sont longs ou qu’un poisson-chat s’accouplant avec une princesse exotique, ma foi, ce n’est pas très crédible. La grammaire audiovisuelle standard, genre séries TV, a-t-elle tellement formaté les esprits que d’aucuns ne savent plus regarder un film comme on pourrait regarder un aquarium, un Dalí ou un paysage à travers la fenêtre d’un train ?

Alors, oui, le film est lent, oui certaines images durent longtemps, voire se gèlent (cf. les images fixes façon La Jetée). Et, oui, pour ma part, je n’ai pas tout compris. Par exemple, le finale où l’on voit un moine bouddhiste quitter sa panoplie pour rejoindre des citadines relève d’un humour qui se réfère, semble-t-il, à des coutumes locales précises qui m’échappent quelque peu. Mais qui a dit qu’on devait tout comprendre d’un film ? Revoir Tarkovski ou Lynch pour s’en convaincre. Oncle Boonmee, je l’ai perçu comme un film… liquide. Lorsqu’il meurt, oncle Boonmee voit le jus de la dialyse qui sort de son rein se répandre sur la roche d’une grotte, abritant, dans sa bouche d’ombre, des points d’eau où des poissons blancs frétillent : mourir pour renaître, c’est beau. Effets neigeux, couleurs de bonbons, images éthérées, le film donne la sensation d’être entré dans une toile-trip du peintre canadien Peter Doig (voir photo). Les images labiles de Joe - surnom du cinéaste thaï* - laissent la place aux histoires miroitantes et aux épiphanies : il s’agit, pour en savourer tous les scintillements et saveurs, de se laisser porter par le courant. Qui vient nous parler, sur fond de zénitude, du temps qui passe, de la vie, de la maladie, de l’entropie, de la mort, des avatars, de la renaissance. Avatar, par moments, n’est pas très loin d’ailleurs. « Je crois que c’est dans mon karma. Ma maladie. J’ai tué trop de communistes. », déclare l’oncle Boonmee, acceptant mieux sa mort parce qu’il se remémore ses autres vies. Rappelons-nous, dans le « blockbuster intelligent » de James Cameron (oui, ça existe !), Jake Sully veut quitter sa peau de marine plastronnant afin de se faire Na’vi. Il s’agit pour lui de basculer dans un nouveau monde afin de renaître, plus vertueux, sous une autre identité. Oncle Boonmee est également un film de l’entre-deux. Ainsi, c’est peut-être le cabanon monté sur pilotis dans son champ de tamariniers qui, telle une synecdoque, caractérise au mieux le temps suspendu qu’est ce film ainsi que son personnage, à la fois tendu vers le ciel et cloué au sol du fait de sa maladie.   

Bientôt, les images d’Oncle Boonmee dérivent vers des hommes-gorilles sortis d’un remake lo-fi de La Planète des singes, puis vers des défunts devenus fantômes visitant les vivants et vers des personnes qui, comme Dieu, ont le don d’ubiquité. Amour des feintes, on pense au cinéma primitif de Cocteau et à la phrase de Derrida : « Le cinéma, c’est l’art de faire revenir les fantômes. » La mort, l’image immémoriale (imago) se faisant masque funéraire, la photographie du « ça a été » barthésien, la réincarnation, tout est lié. Et si l’on suit la logique du ruban filmique, le long métrage est en soi, telle une extension, l’une des vies « parallèles » de l’oncle Boonmee. Avec peut-être aussi le buffle aventureux du début, puis le singe-fantôme aux yeux laser, puis le poisson-chat, puis la princesse rejouant le mythe de Narcisse, puis son serviteur transi d’amour, et certainement d’autres vies à venir, qui se métamorphoseront de nouveau et ainsi de suite. Comme dans un songe ; ou dans « un rêve étrange et beau », dixit Tim Burton à propos du film qu’il a sacré à Cannes (du 4 sur 5 pour moi). C’est Cronenberg qui affirme qu’on ne rêve plus de la même façon depuis l’invention du cinéma. Tant mieux, Apichatpong Weerasethakul nous permet de rêver a maxima en sortant des diktats industriels du cinéma cousu de fil blanc. Puisse ce film-là rappeler à Tim Burton, égaré ces derniers temps dans des productions mainstream sans âme, qu’il était nettement meilleur lorsqu’il faisait un cinéma fantastique « bricolé » dans l’esprit d’un Méliès. 

* Précisons que le cinéma Reflet Médicis (Paris, Quartier latin) présente en ce moment un cycle Apichatpong Weerasethakul : Blissfully yours (2002), Tropical malady (2004). 

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