« Paroles gelées » : bienvenue en Rabelaisie
par Menegh
samedi 29 mars 2014
Jean Bellorini et sa troupe nous emmènent en plein cœur de l’imaginaire rabelaisien. Un spectacle de haute volée sur la place de l’homme dans l’univers. C’est bien plus qu’un hymne à la vie à partager sans modération : du vrai théâtre populaire, intelligent et festif.
La scène est comme une mer sur laquelle un bateau, en quête de la « dive Bouteille », brave la tempête. Cette navigation aventureuse en pays imaginaire, Panurge, Pantagruel et ses amis la mènent pour rechercher la Vérité et chaque escale est prétexte à décrire les coutumes d’habitants aussi bizarres qu’étranges. Ce voyage allégorique à travers un monde terrible et inconnu offre à Rabelais le prétexte de ridiculiser les travers sociaux et religieux de ses contemporains, de bafouer les préjugés de son temps, celui où la Renaissance succède au Moyen-Âge.
Vogue la galère
Quel choix audacieux que de monter ce géant de la littérature ! Cet auteur du XVIe siècle nous parle-t-il encore aujourd’hui ? Il faut être des artistes de la trempe de la Compagnie Air de Lune pour oser se confronter à un tel morceau. Plongeant avec délectation dans le Quart Livre, cette épopée pleine de monstres, de fêtes et d'îles fabuleuses, ils rendent hommage à la truculence verbale et au lyrisme de Rabelais par les moyens d’un théâtre exigeant et populaire, inventif et généreux.
Déjà, le titre du spectacle est révélateur. En fait, l’équipage finit par découvrir les fameuses « paroles gelées », des glaçons se transformant en mots qui ont des sens différents au contact de chaque humain. Des bulles de langage révélatrices grâce à la chaleur humaine... comme celle que l’on peut trouver au théâtre ! Voilà le pivot de cette adaptation qui retourne à l’origine de la parole pour nous restituer l’esprit de la langue rabelaisienne.
Scatologique à souhait
Au programme, donc, épousailles, explorations de viscères, batailles andouilliques, scène de tempête, mais aussi jeux de mots. Jeux de vilain ! « Connaissez-vous les meilleures façons de se torcher le cul ? » Avec Rabelais, impossible, en effet, d’éviter le graveleux. Le début du spectacle donne le ton, avec une introduction – excusez du peu – fort à propos. Dans cette matière abondante, empruntée à bien plus que le Quart Livre, l’adaptation puise de quoi faire ressortir toute l’insolence de l’auteur, mais aussi de quoi révéler ses angoisses profondes. Si sa conception de la vie se résume dans la notion du détachement stoïque et la joie de vivre, Rabelais soulève également des questions existentielles tout à fait sérieuses.
Bigre ! Pas besoin d’être docteur es lettres pour comprendre ? Que nenni ! Jean Bellorini rend Rabelais accessible, sans toutefois mettre de l’eau dans son vin. Malgré une apparente désinvolture, quel respect, quelle connaissance de l’œuvre ! Un peu comme Camille de la Guillonnière, interprète et également co-adaptateur, qui ponctue le spectacle d’interventions pour donner les origines étymologiques, émaillant la pièce de boutades, de clins d’œil désopilants. La mise en scène prend au pied de la lettre certaines envolées lyriques. Quand les personnages n’éructent pas, ils barbotent comme de sales gosses dans le bassin d’eau. Et, en passant ainsi de la gaudriole à la métaphysique, sans avoir l’air d’y toucher, Jean Bellorini déjoue tous les pièges de la vulgarisation. Résultat : on ne boude pas notre plaisir. Y compris les jeunes, attentifs dans la salle.
Du grand théâtre populaire
À travers ce voyage initiatique – celui d’un humaniste – il y a une utopie plus ou moins avouée, emblématique de la démarche de cette troupe qui aime tant raconter les rêves : un désir de renaissance. Plutôt que la fantaisie et le gigantisme, la Compagnie Air de Lune choisit de partager cette quête en revivifiant cette langue figée par la tradition littéraire, en prouvant que Rabelais (comme Victor Hugo ou Bertold Brecht, leurs autres auteurs de prédilection) peut franchir les époques par l’universalité de son propos.
En somme, ce spectacle est à la démesure de l’auteur. Sauf qu’ici, pas de grosse machinerie. Vive l’artisanat du théâtre ! Grâce à sa maîtrise du récit et du plateau, le metteur en scène offre une profusion de belles images, infiniment poétiques. La musique, un mix de classique et de pop rock, apporte un supplément d’âme, une respiration, un contrepoint toujours très juste à cette langue polyphonique mâtinée de farces burlesques et de réflexions philosophiques. Jean Bellorini orchestre le tout avec maestria.
Dans ce spectacle choral, les interprètes sont à l’unisson, mais chacun a l’occasion d’exprimer son talent dans des monologues réglés à la perfection. Proféré, susurré, slammé, chanté, dansé, pataugé, Rabelais est à la fête, jamais mieux servi que par ces athlètes, pour la plupart issus de l’Ecole Claude Mathieu. Un vrai défi à la diction que ces énumérations ! S’engageant à corps perdu, les comédiens s’approprient la chair de cette langue, jusque dans sa logorrhée.
Les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles, ces joyeux lurons ouvrent donc une belle réflexion sur la place de l’homme dans l’univers et ça résonne fort. Ainsi dressés au milieu de la foule, les personnages peuvent faire entendre cette langue drue d’un auteur enfin descendu de son piédestal. Avec ce semblant de théâtre de tréteau, sur des chaises de fortune, des escabeaux, voilà un bien bel hommage au théâtre populaire. En digne successeur d’Antoine Vitez, Jean Bellorini sait rendre accessibles les plus grandes œuvres. Car quoi de mieux que l’intelligence servie de la sorte sur un plateau ?
Léna Martinelli
Paroles gelées
• Jusqu’au 4 avril 2014
au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris
Tarifs : de 13 € à 38 €
Location : 01 44 95 98 21
http://www.theatredurondpoint.fr
• Le 12 mai 2014
à l’Espace Jean Legendre, scène nationale de l’Oise, place Briet Daubigny, 60200 Compiègne
Tarifs : de 15 € à 21 €
Location : 03 44 92 76 76
• Le 27 mai 2014
au Granit, Maison du Peuple, 1 faubourg de Montbéliard, 90000 Belfort
Tarifs : de 9 € à 20 €
Location : 03 84 58 67 67