Pierre et le loup : ŕ eux la liberté !

par Babar
mercredi 23 septembre 2009

Vous pensiez connaître par cœur l’histoire de Pierre et le loup ? Depuis sa création en 1936 par le compositeur Serguei Prokofiev, il existe quantité de versions phonographiques, cinématographiques ou scéniques de ce classique pour enfants. De Walt Disney (1946) aux jazzmen Jérôme Bardeau et François Jeanneau (2009) nombre d’artistes de tous horizons s’y sont frottés.

Pourtant peu d’entre ces versions rivalisent avec le film d’animation de Suzie Templeton qui sort aujourd’hui sur les écrans (et, simultanément, dans une édition dvd soignée chez Arte éditions). Cette co-production britanno-polonaise, s’adresse à la fois aux enfants (à partir de 7 ans) comme aux adultes.

Hyper-réaliste et sombre, elle porte en elle, également, des moments de joie naïve et d’humour. La réalisatrice a réussi-là un tour de force : avoir redonné des couleurs à cette œuvre indémodable, certes, mais souvent guettée, comme le loup au coin d’un bois, par l’académisme.
 
 
Il y a Pierre et il y a le loup, bien sûr. Deux caractères bien trempés. Il y a aussi le canard et l’oiseau. Le chat et le grand-père. Sans oublier les chasseurs. Il ne manque personne dans cette nouvelle version du classique de Serguei Prokofiev réalisée par la britannique Suzie Templeton. Il ne manque presque personne. Pas même la peur. Pas même la joie. Pas même les enfants qui, comme des générations d’aînés avant eux, frémissent puis acclament le petit héros vainqueur du méchant loup. Il ne manque que le narrateur.
 
Claude Piéplu, Gérard Philippe, Jacques Brel, Fernandel, Peter Ustinov, Valérie Lemercier, François Morel et Olivier Saladin, David Bowie, Jacques Higelin, Jean Rochefort, Charles Aznavour… tous ont raconté l’histoire de Pierre et le loup. Mais Suzie Templeton, la réalisatrice de ce somptueux film d’animation, a opéré un choix radical. Une option que depuis la création de cette œuvre, il y a plus de 70 ans, personne n’avait encore envisagé : se passer du narrateur. Ici c’est la musique qui raconte. Aucune parole. Seulement des marionnettes hyperréalistes portées par les mélodies tour à tour radieuses ou inquiétantes de Prokofiev.

Sans la modifier intégralement, Suzie Templeton a adapté librement l’histoire. Elle l’a contextualisée, a donné une épaisseur dramatique à Pierre, notamment. Jeune orphelin il partage avec son grand-père bougon une masure à la lisière de la ville et de la forêt, entre deux mondes sauvages. On ignore qui le grand-père, son fusil toujours à portée de main, craint davantage : les gens de la ville, personnifiés par des chasseurs lâches et brutaux qui bousculent Pierre et le violentent, ou bien le loup.
 
Ce grand-père interdit à Pierre de franchir le seuil de la palissade qu’il ferme à clé. Mais le garçon transgresse cette loi. C’est de son âge. Il chipe la clé, sans réveiller son aïeul et le gros chat qui dort près de lui, et se sauve avec son copain le canard et un oiseau malicieux pour glisser sur l’étang gelé. 
 
Ce moment d’insouciance se termine par l’arrivée du chat, puis par celle du grand-père qui ramène tout ce petit monde à la maison. Fin de la première partie. La deuxième sera plus agitée. Pierre, têtu, sort à nouveau avec ses camarades de jeu. Mais le loup est de la partie... Après de multiples péripéties où interviennent entre autres les chasseurs, le vaillant petit garçon attrape l’animal féroce. Le grand-père qui sur la berge assiste impuissant est médusé à ce combat, n’en revient pas.
 
Ils ramènent le loup à la ville où il sera vendu, ce qui améliorera leur ordinaire. Le petit garçon que personne ne remarquait est devenu un héros. Mais vous n’avez encore rien vu. Si Pierre est un héros, la fin, surprenante, inattendue, le relève. Pierre n’a pas combattu un ennemi, mais s’est mesuré avec un ami. L’un et l’autre sont de la même trempe... 
 
Pierre et le loup est un conte symphonique pour enfants (cela nous rappelle en quelle grande estime les compositeurs de ce siècle, de Debussy à Britten en passant par Poulenc, tinrent ce jeune public). Prokofiev le composa à la demande de Natalia Saz.
 
La directrice artistique du Théâtre pour enfants de Moscou, qui fut aussi la première récitante du conte, lui demanda de familiariser les jeunes avec les principaux instruments de l’orchestre.
 
Le compositeur a l’idée d’un conte dans lequel les personnages « sont représentés par un instrument », comme l’explique habituellement, dans les nombreuses versions qui ont eu cours, le narrateur de l’histoire. Le quatuor à cordes figure Pierre, le loup est personnifié par les cors, l’oiseau par la flûte, le canard par le hautbois, le grand-père par le basson, le chat par la clarinette et les chasseurs par les bois et les cuivres.
 
Si vous évoquez Pierre et le loup devant des individus de plus de 30 ans, ils se souviennent de leur première expérience, notait The Independent au moment de la première du film à Londres, en 2006. Mais demandez à quelqu’un de plus jeune. Il n’en a jamais entendu parler. C’est pourquoi Mark Stephenson, le chef du Philharmonia Orchestra, voulait trouver un moyen de réintroduire cette œuvre auprès du jeune public.
 
C’est lui en effet qui a eu l’idée de contacter le producteur Hugh Welchman et ont décidé de tourner un film, une sorte « d’emballage », souligne malicieusement l’Independent, contenant un gros morceau de divertissement devant lequel les enfants ne seraient pas en mesure de résister.
 
Les enfants et les adultes. Car le film comporte deux niveau de lecture. L’hyperréalisme et la violence sociale suggérée donne un contexte à cette histoire, ainsi que son ancrage dans une banlieue ou une vague campagne russe décrépite. Quant aux protagonistes, du gros chat pataud au petit garçon intrépide en passant par le loup féroce, le canard placide et l’oiseau virevoltant, ils parlent tous aux petits. Chaque animal a été minutieusement étudié. Le loup, notamment, dont on peut apprécier le déplacement inquiétant, a été observé dans une réserve.
 
 
Le film a été fabriqué à l’ancienne : des marionnettes au 1/5ème filmées image par image dans un studio polonais réputé. La post-production a permis de rajouter quelques effets ici et là : le blizzard, des ballons multicolores, etc. mais l’essentiel est bien de l’animation, dont le processus est très bien expliqué dans les bonus du Dvd.
 
« Toutes les parties du corps de la marionnette - son corps, ses membres et chaque détail jusqu’aux doigts et même jusqu’aux cheveux - sont animées. A chaque nouveau mouvement, on prend une photographie et ainsi de suite. Ce procédé est répété vingt-cinq fois pour chaque seconde du film. Il y a eu environ 420 plans dans le film, chaque plan ayant une durée d’environ 100 images ou 4 secondes ».
 
Un des décors - la forêt - mesure 170 mètres carré. La fabrication a duré cinq ans et a nécessité environ 250 techniciens. Sans oublier la Britannique Suzie Templeton qui n’avait réalisé jusqu’à présent qu’un seul film d’animation, The dog.
 
C’est avec enthousiasme qu’elle consacrera sans interruption cinq ans de sa vie à l’élaboration de ce chef d’œuvre qui d’ores et déjà fait date dans l’histoire du cinéma d’animation. Sorti simultanément à Lodz et à Londres pour les 70 ans de la création de Pierre et le loup - le film avait alors été accompagné par des orchestres symphoniques - il a déjà obtenu un Oscar du meilleur court-métrage ainsi que le Grand prix et le prix du public au prestigieux festival d’Annecy.
 
Pierre et le loup est une œuvre à part dans le parcours de Prokofiev. Le 2 mai 1936, lorsqu’il crée cette pièce de 30 minutes au Théâtre central pour enfants de Moscou, il pense encore « être le sauveur musical » de son pays ». Selon le musicologue Christian Leblé (in Musiciens de notre temps depuis 1945. Editions Plume, 1992), c’est en effet « l’impulsion patriotique » qui le décide à quitter l’Occident pour revenir s’installer définitivement en URSS en 1932.
 
Mais ceci est une autre histoire et si l’on peut toujours se dire que du bolchevisme il ne reste rien sauf le souvenir d’une dictature impitoyable et d’une idéologie dévoyée, ce n’est pas le cas de Prokofiev qui composa notamment huit opéras, sept musiques pour ballets, une dizaine de symphonies, onze oratorios, et une profusion d’œuvres pour piano, de poèmes, d’ouvertures et de divertissements, de musiques de scène, de chambre et de films dont le légendaire (dans tous les sens du terme) Alexandre Nevski de Serguei Eisenstein.

Prokofiev malade et à bout, mourut 50 minutes avant Staline. La Pravda, dit-on, n’annonça cette nouvelle que six jours plus tard, afin de ne pas occulter l’impérial souvenir du tyran.
 
Un tyran bien plus féroce et sanguinaire qu’un loup. Mais on sait que l’homme était un loup pour l’homme. Ce qui, pour Prokofiev, n’est pas le cas de l’enfant pour le loup.

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