Pierre Magnan : depuis 10 ans la Provence porte son deuil

par Fergus
mercredi 27 avril 2022

La désolante nouvelle du décès de cet attachant romancier était passée inaperçue entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012. Mort dans sa 90e année, le 28 avril à Voiron dans l’Isère, Pierre Magnan a laissé un profond vide dans les milieux culturels en Provence. Avec lui s’est en effet éteint l’un des chantres les plus inspirés de cette belle région, et l’un des plus fins connaisseurs de l’âme de ses habitants, des belles personnes aux âmes les plus noires...

Relativement méconnu du grand public, le « père » du fameux commissaire Laviolette laisse le souvenir d’un formidable conteur. Son œuvre, sans prétendre égaler celle du grand Jean Giono, et bien qu’elle appartienne principalement au genre policier, s’inscrit pourtant de manière évidente dans la lignée de cet illustre aîné, tant en termes de style que pour l’acuité des regards que ces deux écrivains de grand talent ont porté sur le terroir qui leur était si cher.

Rien d’étonnant à cela : les deux romanciers, unis par leur passion pour cette Provence aux senteurs de farigoule et de pèbre d’aï, sont nés dans la belle ville de Manosque à 27 ans d’intervalle ; et c’est en s’inspirant du modèle de Giono que le jeune Magnan, alors âgé de 15 ans, ose en 1937 se lancer dans l’écriture, lui le modeste ouvrier typographe, passé deux ans plus tôt sans transition des austères bancs de bois de son collège manosquin aux secrets de la casse, de la pince et du composteur.

Réfractaire au STO, puis engagé dans un maquis de l’Isère, du côté de Saint-Pierre d’Allevard, c’est tout naturellement dans la lutte de l’ombre et les rapports entre la population et les partisans qu’il puise l’inspiration de son premier roman, L’aube insolite, publié en 1946 chez Julliard. Ni ce roman ni les trois suivants ne permettent toutefois à Pierre Magnan de s’imposer comme un écrivain de renom et de vivre de sa plume. Contraint par la nécessité économique, le romancier entre alors au service d’un transporteur frigorifique. Durant 27 longues années, il travaille dans cette entreprise tout en continuant à écrire des textes qui restent à l’état de manuscrits.

Sa vie bascule en 1976 : licencié pour des raisons économiques, Pierre Magnan tente le pari de vivre enfin de son écriture. Puisant dans son stock de romans et de nouvelles inédites, il met en forme Le sang des Atrides dans lequel on découvre pour la toute première fois le commissaire Laviolette. Publié chez Fayard, le roman reçoit deux ans plus tard le très convoité Prix du Quai des Orfèvres. Pierre Magnan peut enfin vivre de sa plume. Les romans qui suivent, et notamment Le commissaire dans la truffière, Le secret des andrones, Le tombeau d’Hélios et Les charbonniers de la mort, tous publiés chez Fayard, s’inscrivent dans la même veine que Le sang des Atrides.

Pierre Magnan, en décrivant avec chaleur sa région et ses habitants au fil des enquêtes d’une sorte d’Hercule Poirot provençal humaniste et débonnaire, a incontestablement trouvé son style et son public. Et l’on ressent le plaisir qu’il a pris à emmener ses lecteurs sur les routes de ces piémonts provençaux qu’il a si passionnément aimés, de Banon à Digne, de Forcalquier à Lurs, de Manosque à Sisteron.

Vient ensuite, avec ses passions exacerbées et son terrible secret, La maison assassinée. « Trop littéraire pour être policier, trop policier pour être littéraire », affirme d’un ton sentencieux Louis Nucera à Pierre Magnan en rejetant son manuscrit. Étonnant manque de lucidité de l’écrivain niçois : le livre est finalement publié par Denoël en 1984 et connait un succès d’autant plus grand qu’il est couronné par le Prix RTL Grand Public avant d’être porté à l’écran par le cinéaste Georges Lautner en 1988 avec Patrick Bruel, excellent dans le rôle du tourmenté Séraphin Monge. Suivent, parmi les titres principaux, Les courriers de la mort, La Naine, L’amant du poivre d’âne*, La folie Forcalquier, Le parme convient à Laviolette ou Laure au bout du monde. Au total, dix des romans de Pierre Magnan sont adaptés pour le grand ou le petit écran.

Le pouvoir, le lucre et la libido, moteurs intemporels

C’est avec la précision d’un géographe que Pierre Magnan décrit le théâtre de ses romans, cette Provence des villages et des petites bourgades assoupies où, derrière les volets des maisons écrasées l’été par la chaleur et agressées l’hiver par les assauts glacés du mistral, se cachent des secrets de famille inavouables, se nourrissent des haines ancestrales, se mijotent de terribles vengeances ; cette Provence mystérieuse où le vent de la calomnie, se glissant dans les ruelles caladées, se faufilant dans la pénombre des andrones, s’infiltrant sous les vénérables portes de bois cloutées des résidences de notables, s’en va souffler sur les braises de la jalousie ou de la convoitise.

C’est également avec la rigueur d’un entomologiste penché sur les mœurs d’une colonie d’insectes que Pierre Magnan, en fin connaisseur de l’âme humaine, décrit les personnages de ses romans, depuis les puissants imbus d’eux-mêmes et de leurs prérogatives, jusqu’aux plus humbles, tous investis d’un rôle bien précis dans une grande comédie de la vie aux accents parfois grotesques et pathétiques qui torturent les consciences et poussent parfois les plus faibles ou les plus avides à commettre l’irréparable, sur des airs de tragédie antique.

Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître lorsqu’il s’agit de décrire les turpitudes humaines engendrées par le goût du pouvoir, l’esprit de lucre, ou le feu d’une libido débordante, c’est avec la plume d’un poète que Pierre Magnan s’exprime, en portant sur ses héros, y compris les plus sombres, un regard presque attendri par tant d’imperfections et de vilénies. En cela, il est proche d’un Marcel Aymé dont les personnages, complexes, se montrent souvent tout autant bourreaux que victimes de leur destin.

Ajoutons à cela que les romans de Pierre Magnan sont remarquablement écrits, avec un souci constant du mot juste, fût-il de nos jours tombé en désuétude, tel ce « réticule » dont il équipe les vieilles dames en lieu et place d’un banal sac à main ; ou cette « triqueballe » dont se servent les forestiers pour évacuer les troncs ; ou bien encore ce « marguillier » chargé d’entretenir l’église du village ; sans oublier la « souillarde », cette arrière-cuisine des régions d’Oc, et ce four aux mystérieux usages qu’est l’« athanor ».

Des lecteurs – fort rares, heureusement ! – ont vu dans cette langue si joliment maniée, si savoureuse à la dégustation, une forme d’affectation plus ou moins pédante. Peut-être en lien avec le choix de ces prénoms du passé, omniprésents dans l’œuvre du romancier comme ils l’étaient naguère dans les villages bas-alpins : Chaberte, Polycarpe, Rogeraine, Didon ou Cordélie. Plaignons ces pissefroids car ils souffrent manifestement d’agueusie littéraire : les pauvres ont perdu le goût des mots et s’en prennent au cuisinier !

Malgré la reconnaissance tardive dont il a été l’objet, Pierre Magnan n’en est pas moins resté humble jusqu’au bout, au point de confier un jour au micro de RTL : « Quand je compare mes pauvres écrits à ceux de Stendhal, Saint-Simon ou Proust, je suis au rez-de-chaussée quand ils sont au 20e étage ! » Avec tout le respect que l’on doit à sa mémoire et à la pertinence de son jugement, qu’il nous permette de le contredire sur ce point : Pierre Magnan est quelque part dans les étages, et sans aucun doute beaucoup plus haut qu’il ne l’avait imaginé !

* Le « poivre d’âne » ou « poivre d’ail » est un fromage aromatique dont l’appellation est empruntée à la sarriette qui l’entoure partiellement, « pèbre d’aï » étant le nom de la sarriette en provençal.

Cet article est la reprise, quelque peu modifiée, d’un texte paru il y a 10 ans au moment du décès de Pierre Magnan.

Note : Parmi les nouvelles que j’ai écrites, il en est une qui m’a été directement inspirée en 2014 par le climat qui règne dans l’œuvre de Pierre Magnan : Le corbeau de Chabrillac. Je la dédie bien modestement à sa mémoire.


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