Poésie : underground mais bien vivante

par Guillaume de Lacoste Lareymondie
samedi 12 juillet 2014

Finie, la poésie ? Après une première moitié du 20e siècle florissante, la poésie française semble être entrée en déclin à partir de l’après-guerre pour presque disparaître aujourd’hui. Qui saurait citer deux grands poètes vivants ? Où tiennent-ils chronique dans la presse ? Même l’Académie française n’en compte plus.

Ce retrait de la poésie paraît total, à la fois dans l’espace public et dans l’ordre créatif.

Déclin économique

L’effacement médiatique est le plus évident. Les poèmes ont été supplantés par les romans et les chansons, qui se prêtent mieux au batelage commercial et à l’industrialisation. L’éclipse des poètes est corrélative à la transformation des entreprises culturelles en entreprises de loisirs. À l’heure de l’entertainment, les textes exigeants n’ont plus leur place ni dans les livres ni en musique, à quelques exceptions près, comme les romans de Pierre Michon ou les chanteurs à textes1.

Sauf Gallimard qui a conservé un peu de poésie à son catalogue pour sa politique de prestige, tous les grands éditeurs dits littéraires y ont renoncé au cours des années 1970-1980 — Le Seuil en tête. Cet abandon a entraîné la chute du secteur, y compris libraires et revues. À ce jour, l’édition de poésie a disparu, à l’exception courageuse d’une poignée de passionnés qui travaillent à perte.

La relève éditoriale

Ce constat désastreux se contrebalance par un autre, opposé. Alors que l’industrie littéraire s’effrite et recule bon an, mal an, sans nulle perspective de renouveau, perdant pan par pan ses lecteurs et sa rentabilité, la poésie a retrouvé un espace de diffusion et d’échange dans l’Internet. Nécessité faisant loi, poètes et lecteurs ont basculé sur la toile, d’autant que la brièveté des textes convient à ce média. Sites spécialisés, revues en ligne, blogs fleurissent, aidés par les réseaux sociaux. Il n’est pas possible de recenser toutes les initiatives intéressantes en ce domaine, tant elles foisonnent.

Cette effervescence reste jeune, et la quasi-totalité des sites de poésie que j’ai visités souffre de graves insuffisances ergonomiques et techniques. Les textes n’y sont pas bien publiés : difficiles à trouver et mal mis en page. L’art d’éditer un poème, élaboré au long de cinq siècles d’imprimerie, est à réinventer pour les écrans2. Mais la relève, la vitalité sont là.

Le déclin créatif

Si l’édition de poésie renaît, a-t-elle encore des poètes ? Quiconque s’intéresse à la poésie parue depuis soixante ans rencontre quantité d’œuvres sèches, au verbe court, et obscures jusqu’à l’hermétisme. Un art cérébral, confit de structuralisme, et qui se revendique volontiers de la postérité du surréalisme — mais à la vérité qui s’en distingue radicalement car il n’en a pas la flamme.

D’un point de vue technique, il s’agit d’une littérature conceptuelle, qui récuse rythme, musique et images, à l’opposé du lyrisme du 19e siècle. Elle s’adresse à l’intellect avant qu’aux sens.

La poésie conceptuelle de la seconde moitié du 20e siècle correspond, dans l’ordre des lettres, à l’« art contemporain », au sens que lui donnent Christine Sourgins et Aude de Kerros : les postulats en sont les mêmes, même déni de l’esthétique, même orientation idéologique3. Mais à la différence des plasticiens, les poètes ne bénéficient pas d’une spéculation financière qui les maintient au premier plan.

Cette poésie dominante est seulement portée par les institutions officielles, ce qui la rend visible en dépit d’un manque patent de public. Mais elle n’est pas représentative de l’état actuel de la littérature française, tant s’en faut ; elle cache mal une réalité mille fois plus variée et riche. Car la création poétique n’a pas baissé, ni en quantité ni en qualité, depuis la grande époque de l’entre-deux-guerres.

Persistance du lyrisme

Longtemps, il a été évident que la poésie était la langue rythmée, sans considération pour ce qui était ainsi dit. Bien que contestée depuis la fin du 19e siècle, cette définition s’est maintenue et précisée. Claudel le premier a formalisé l’idée que le rythme de la langue n’est pas donné par le décompte des syllabes mais par l’ordonnancement des sons des mots, donc in fine par la syntaxe qui les articule4.

De cette analyse découle l’abandon du vers classique au profit de la prose, du verset ou du vers libre, avec une exigence centrale sur la respiration de la langue.

Beaucoup de poètes ont écrit et écrivent selon ce principe, dans des styles très divers, de Blaise Cendrars et Max Jacob à Marcel Moreau et Yves Charnet, en passant par Saint-John Perse, Léopold Sedar Senghor, Aimé Césaire, Monique Laederach, René Depestre, André Laude, Tristan Cabral ou Marie-Pascale Jégou, pour ne citer que des grands et en m’excusant pour ceux que j’oublie ou que j’ignore.

Le courant parnassien

Ce n’est pas tout. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Parnasse n’a cessé d’irriguer la poésie du 20e siècle. Ses émules les plus célèbres sont Paul Valéry et Louis Aragon. Ces deux noms suffisent à dire l’importance de cette veine.

L’esthétique parnassienne peut se résumer ainsi : une versification classique, la préférence accordée à la musicalité sur le rythme, et le recours abondant aux images et aux symboles. Définie de la sorte, nombre de grands poètes s’y inscrivent, comme Marie Noël, Robert Brasillach, Patrice de La Tour du Pin, le Jean-Claude Renard des débuts, Charles Le Quintrec.

Le temps des singuliers

Ces courants pourtant ne sont qu’une fraction de la poésie française récente, qui comprend surtout une foule de poètes inclassables, irréductibles, tels Paul Éluard, René Char, Antonin Artaud, Jean Grosjean, René-Guy Cadou, Xavier Grall, Lorand Gaspar, Claude-Henri Rocquet, Jean-Claude Demay, Michel Houellebecq…

La singularité est la vraie marque de notre époque, car aucun des courants qui la traversent n’a fait école. Les poètes y ont puisé, certains plus que d’autres, mais chacun cherchant sa voix personnelle, sa synthèse unique.

Cependant, s’il fallait déceler une influence principale sur la poésie française depuis un siècle, un caractère commun à beaucoup de poètes, quoiqu’exprimé de manières différentes, ce serait la foi chrétienne. Un simple décompte montre que, depuis Baudelaire, les croyants sont sur-représentés parmi les poètes, comparativement à une population générale qui se déchristianise. Cette référence première au Christ, exprimée ou gardée pour soi, irrigue la poésie française, par delà la diversité des écritures et des sujets. Ce qui rejoint la juste remarque de Jacques de Guillebon : « Il n’y a jamais eu depuis les origines de distinction claire entre poésie et prière. La disparition de la première du champ littéraire est simplement l’effet de ce monde qui est conspiration contre toute vie intérieure. »5

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1. Ainsi que le constate Éric Dubois : « La chanson de qualité est devenue la poésie d’aujourd'hui » (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1215478-biolay-a-remplace-baudelaire-la-poesie-se-meurt-amis-auteurs-reveillons-nous.html), mais cela reste une poésie assez pauvre.

2. On trouvera ici quelques lignes directrices pour bien éditer des poèmes en ligne : http://www.actualitte.com/insolite/de-l-edition-de-poemes-sur-internet-quelques-conseils-pratiques-51033.htm.

3. Voir Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, La Table Ronde, 2005 ; et Aude de Kerros, L’art caché, Eyrolles, 2007.

4. Voir Paul Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », n° 17-18, in Réflexions sur la poésie, Gallimard, 1963 ; et Max Jacob, Conseils à un jeune poète, Gallimard, 1972, p. 22.

5. La Nef, n° 258, 2014.

 


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