Polanski : retour au « Bal des vampires »

par Vincent Delaury
vendredi 14 mai 2010

Grand plaisir de revoir, à la Filmothèque du Quartier latin, Le Bal des vampires (The Fearless Vampire Killers, 1967) signé Roman Polanski, en reprise dans les salles en France depuis le 28 avril dernier. On le sait, le cinéma et les vampires, c’est quasiment une histoire de consanguinité ! Les cinéphiles, tels des nyctalopes hantant les salles obscures, se réfugient dans le noir pour échapper au réel et les cinéastes, en captant l’empreinte de lumière des acteurs et actrices sur la pellicule, s’abreuvent de leur substantifique moelle, les vampirisent, pour tenter de rendre leurs films éternels – rappelons-nous de la fameuse phrase de Derrida (in Ghost Dance, 1983) : « Le cinéma est l’art de faire revenir les fantômes. » Par ailleurs, on connaît la fortune critique du Bal des vampires proposé cette année à Collège au cinéma et classé, à raison, parmi les plus grands films sur le vampirisme ; il arrive, après des films majeurs sur ce thème (Nosferatu le Vampire, Le Cauchemar de Dracula, Bram Stoker’s Dracula...), 5e du Top 10 des films de Vampires de L’Express (2009) et 21e du Top 70 de films de vampires (2007) de Snarkerati.com, blog s’évertuant à recenser tous les films appartenant à ce genre-là.

Le professeur Abronsius, un vieux savant qui passe pour un cinglé, et son jeune assistant Alfred (joué par Polanski) s’invitent en terres transylvaniennes dans le château du mystérieux et inquiétant Comte Von Krolock. Mais, dans cette demeure enneigée de Transylvanie, il s’y passe des choses pas très catholiques. Nos deux compères, croisant successivement un aubergiste juif, une jolie villageoise, un bellâtre homosexuel et autre Cerbère bossu, sortiront-ils indemnes de ce panier de crabes ou finiront-ils en cerises sur le gâteau rouge sang d’un bal des maudits ? A la revoyure, plus de quarante ans après sa réalisation, Le Bal des vampires marche toujours aussi bien (du 4 sur 5 pour moi). Dans son habile dosage entre la peur et le rire, et entre l’attraction et la répulsion pour l’Autre, on devine aisément ce que des Vampire, vous avez dit Vampire ? (1986), Buffy contre les vampires (1997) et autres Twilight (2009) lui doivent. Lui non plus, d’ailleurs, n’est pas né de rien. A l’époque, les films d’épouvante de la Hammer (Le Cauchemar de Dracula, 1958, Les Maîtresses de Dracula, 1960) plaisent beaucoup au public, ravi de revisiter des personnages hauts en couleur lui faisant peur (Dr Jekyll et Mr. Hyde, la momie, le loup-garou, Dracula). Aussi, Polanski, qui se voit autant en réalisateur qu’en spectateur amateur de divertissements, décide-t-il, avec son scénariste fétiche Gérard Brach, de faire un film sur les vampires mais avec un regard postmoderne décalé, sans pour autant surplomber le genre en se prétendant supérieur à lui – il s’agit de faire peur pour faire rire, la phrase d’accroche de l’affiche du film est claire (« Qui a dit que les vampires ne savaient pas rire ? »), le cinéaste précisant dans Polanski par Polanski - « On se disait : " Pourquoi ne pas faire un film d’horreur volontairement comique ? " L’intention n’était pas parodique, c’était plutôt une sorte de conte de fées : quelque chose qui peut faire peur mais qui est agréable… avec un côté aventure, pour satisfaire cette envie enfantine d’avoir peur sans danger, de pouvoir rire de sa propre peur, comme un voyage à Disneyland ou dans le " train fantôme " »*.

D’emblée le cadre est posé (une auberge perdue truffée de trognes patibulaires, un château bizarre constitué d’une crypte, de chauves-souris, de toiles d’araignée et de couloirs labyrinthiques sans fin), les personnages bien campés, et le folklore vampiresque s’affiche au grand complet : les gousses d’ail, le crucifix, le cercueil ouvert, le pieu dans le cœur, l’absence de reflets des vampires dans les miroirs et j’en passe. Bientôt, toute une série de gags visuels et de courses-poursuites endiablées nous montre bien que le film est un grand parc d’attractions tour à tour effrayantes (le viol d’une jeune fille, le sang sur la neige, l’impressionnant Comte Krolock) ou cocasses (le savant farfelu frappadingue, le disciple benêt et amoureux transi, les va-et-vient façon le chat et la souris chez l’oncle Walt). On ne se lasse pas de certaines répliques cultes – « Je suis un oiseau de nuit. Le jour ne me convient guère. » (Von Krolock), « Reposez-vous, vous êtes blanc comme un linceul.  » (le fils du Comte à Alfred) – et, manifestement, la scène où l’on sent bien que Polanski cherche à désamorcer la peur par l’intrusion de la farce est celle où le jeune disciple Alfred pousse un cri d’effroi en voyant, par le trou de la serrure, Dracula en train de mordre la fille de l’aubergiste Shagal dans son bain moussant. Il s’agit d’un cri burlesque, qui n’a rien de réaliste et qui peut faire penser au fameux « Banzaï !  » de Coluche dans le film éponyme. Polanski précisait encore, des années après, dans une Masterclass mémorable donnée à la Fnac Etoile (septembre 2002) pour la sortie du Pianiste, qu’il s’était directement inspiré, pour sortir ce cri, des bruits et sons entendus dans les splapsticks des dessins animés Disney. Je me rappelle qu’au cours de cette Leçon de cinéma, qui s’était avérée passionnante, le cinéaste star s’était attardé avec plaisir sur Le Bal des Vampires, dont il a toujours dit qu’il était son film préféré. Cherchant à atteindre le fantastique à la Kafka, il avait indiqué qu’il recherchait une précision d’horloger pour faire croire au monde qui se présente à nous, si absurde soit-il. D’où sa passion pour la peinture figurative, notamment pour un tableau hyper construit comme Les Epoux Arnolfini de Van Eyck (1434) qui nous plonge « à l’intérieur d’un intérieur ». Dans son Bal des Vampires, on a l’impression de regarder dans le trou de serrure d’un château clair-obscur et de voir ce qui s’y trame : on sent la présence des murs, des objets, des étoffes, la tentation de la chair, et, à mes yeux, si Polanski, au-delà de ses talents de conteur chevronné, est un grand cinéaste c’est notamment pour sa faculté à rendre vivants les objets ; « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » s’interrogeait Lamartine, et Polanski de lui répondre par l’affirmative via ses films : cf. le galion Le Neptune de Pirates, les grimoires de La Neuvième porte ou encore les dossiers compromettants du Ghost Writer. De plus, à l’heure où l’on cherche à nous montrer sous toutes les coutures des corps filmés à 360°, voire bientôt en 3D relief, notons également qu’avec trois fois rien Polanski parvient à rendre son film très sensuel, grâce à un souci du détail qui rappelle sans cesse que métonymies et suggestions valent mieux que monstrations à tous crins : le plan sur la poitrine à la peau laiteuse de l’actrice Sharon Tate est d’un érotisme contagieux et la scène de la jeune femme nue dans sa baignoire a le charme ineffable des Femmes au bain peintes par Rembrandt ou Bonnard. A noter, enfin, que si Le Bal des vampires est un film qui lui est cher c’est également parce que le tournage s’était avéré idyllique, « Pour moi, pour toute l’équipe, ce film a été un amusement formidable. Je ne suis pas sentimental, mais quand je le revois, j’ai les larmes aux yeux. Cela me rappelle six mois de ma vie qui ont été merveilleux. »

En tant que spectateur, ce raccrochage au réel (la réalité du tournage derrière la fiction) on ne peut, nous non plus, s’empêcher de l’avoir quand on revoit à l’écran l’ex-compagne du réalisateur, la superbe Sharon Tate, qui, dans ce film, côtoie les morsures de l’ombre et les bains de sang, comme si ce film, s’amusant à tenter le diable en suggérant à l’envi rousseur infernale, orgie et danse macabre, était le signe avant-coureur de ce qui allait arriver : en 1969, l’actrice, retrouvée dans une mare de sang, a été sauvagement assassinée dans sa villa de Bel-Air par Charles Manson et les membres de la secte La Famille. De même, impossible d’assister à la course frénétique généralisée qui entraîne de part en part Le Bal des vampires sans penser à cette fuite en avant pour échapper au danger qui se décline dans les films polanskiens (de Rosemary’s baby au Ghost Writer via Le Locataire, Frantic, Le Pianiste, Oliver Twist), celle-ci semblant constamment faire écho à la vie tourmentée de l’artiste. On a en souvenir son innocence d’enfant perdue dans le ghetto de Cracovie et, depuis peu, son assignation en résidence dans son chalet suisse de Gstaad du fait d’une justice américaine qui a décidé de ne pas le lâcher. Cet homme-là, « dont le foyer a toujours été provisoire et menacé  » (Kenneth Tynan), semble ne pouvoir échapper à son destin, pour le meilleur (sa filmographie) et parfois pour le pire (les épisodes tragiques de son existence). Ce n’est alors peut-être pas pour rien qu’il a croisé la route de Sharon Tate qui déclarait un jour : « Ma vie entière a été décidée par le destin… ». 

* Les citations de l’artiste proposées dans cet article sont issues du livre Polanski par Polanski (1986, éd. du Chêne).

Documents joints à cet article


Lire l'article complet, et les commentaires