Pop ou rock ? Un divorce consommé dès les seventies, et qui dévoile le sens de la musique
par Bernard Dugué
vendredi 28 juin 2013
La musique n’est pas un art comme les autres. Elle est l’art suprême, révélant le musicien parfois interprète autour d’un entrelacs entre l’inspiration qui compose, le corps qui joue et l’instrument qui produit les sons. La musique se joue en solo ou plus souvent, à partir d’un ensemble de musiciens, chacun expert dans la pratique de son instrument. Un regard rapide parcourant le monde et les âges montre que souvent, certaines formes musicales utilisent des instruments spécifiques. Par exemple le sitar en Inde ou le santur en Iran, chacun utilisé dans un contexte culturel précis, avec des genres locaux comme peut l’être le mugam chez les Azéris. En Europe, l’usage des instruments classiques s’est répandu. Le violon peut être utilisé au sein d’un orchestre symphonique pour jouer les quatre mouvements d’une symphonie de Brahms avec la bonne centaine d’instruments qui le constituent au sein de la fosse d’orchestre avec des spectateurs sur les gradins. En solo ou avec quelques instruments d’accompagnement, le violon s’utilise dans un lieu tout autre, comme par exemple un campement de nomades en Roumanie pour quelques danses tziganes ou alors d’autres danses folkloriques lors d’une fête dans un village hongrois. Ce sont des genres musicaux différents mais pas si étanches puisque Bartok ou Kodaly se sont parfois inspirés du folklore local pour nourrir leurs compositions. Ils ne sont pas les seuls. Ravel a été inspiré par la musique populaire espagnole. Ce qui prouve que les formes musicales ne sont pas étanches et peuvent s’hybrider, du moins au sens d’une culture commune et je dirais, une civilisation.
Alors pourquoi cette hybridation ? Peut-être parce qu’il existe des universaux ou alors des points communs entre les cultures et aussi le fait que ce sont les mêmes instruments qu’utilisent les musiques dites savantes et les musique dites populaires. Avec un même processus en œuvre, la transformation d’une création de l’esprit en successions de sons produits par des musiciens et des instruments. La musique consiste à livrer un contenu de l’esprit aux instruments faisant corps avec les musiciens qu’on désigne aussi comme instrumentistes. Si l’on écoute attentivement les œuvres, savantes ou populaires, on capte assez facilement le contenu qui se révèle entrelacés avec d’autres contenus. Le folklore hongrois évoque des choses différentes de celles véhiculées par un concerto de Bach, un opéra de Monteverdi ou une symphonie de Mahler. La musique est indissociablement liée aux instruments utilisés. Un orchestre symphonique n’a pas le même rendu que les grandes orgues.
Ces constatations valent aussi pour la musique amplifiée qu’on désigne plus couramment comme rock. Un genre musical devenu majeur qui a commencé en Amérique par la musique noire et le jazz et ensuite, par on ne sait quel mystérieux train emprunté par les corps voulant se libérer, le rock n’ roll. On peut sans trop se tromper considérer le rock d’Elvis, Chuck, Bo et tant d’autres comme un élan musical populaire comme celui qui propulsa tous les folklores et autres expressions musicales populaires qu’on trouve sur cette planète. Le rock n’ roll, un style, une culture, un art de vivre à une certaine époque. Comme à une autre époque le fest-noz breton qui fêtait la nuit. Elvis célébrait la nouvelle vie rendue possible pour la jeunesse de l’après-guerre. Par la suite, cette musique s’est perfectionnée, en technique, en composition, avec de nouveaux styles. Le psyché d’abord, le pop rock un peu avant avec Stones, Kinks, Beatles et autres Beach boys et Pretty things. Tout est allé très vite. L’avènement du rock tient à deux choses. D’une part le progrès dans la puissance des amplis et les colonnes d’enceintes acoustiques ; d’autre part l’apparition de nouveaux instruments, orgue Hammond, synthétiseurs, mellotron. En 1969, le rock s’était installé, avec Led Zep et King Crimson. Ce nouveau dispositif de production de son a complètement changé la donne. Après, tout dépend ce qu’on en fait.
Avec les moyens de la musique amplifiée, on peut faire du pop rock ou moins audacieux, de la chanson amplifiée. Les yéyés, qu’il s’agisse de Claude François, Johnny, Hardy, Dutronc, Sheila et j’en passe, n’ont fait que pousser la chansonnette avec l’esprit infantile et désinvolte de l’époque, se substituant aux prestigieux aînés de la chanson française ringardisés comme Mouloudji, Reggiani ou Cora Vaucaire. Mais les plus en vue n’étaient pas forcément français. Dès la fin des années 60 les critiques ont parlé de pop musique. « Sympathy », « in the summertime » et on en passe... Le « meilleur » de cette pop venant évidemment d’Angleterre et des States, sans oublier les Aphrodite child. Pop signifie populaire mais aussi facile, léger, accessible, démocratique. La pop des seventies est l’ancêtre du mainstream qu’on connaît au 21ème siècle. Le rock s’est alors démarqué de la pop dès 1970. Je me souviens des lectures de jeunesse, Best et Rock ’n Folk. Ce n’est qu’en 1973 qu’une revue musicale décréta l’avènement de la « rock music », pour la distinguer de la pop. Cette séparation paraît étrange mais elle renvoie à la séparation entre musique savante et folklore. La « rock musique » repose essentiellement sur une intention esthétique et artistique avec parfois des revendications idéologiques et politiques. Exemple, Guru Guru et le free rock allemand orienté vers l’idéologie rouge. La pop musique repose sur un ressort émotionnel sans vraiment assumer des positions politiques qu’on trouvera rarement dans la chanson populaire, chez Sardou, Renaud et quelques autres.
Cette aventure musicale foisonnante depuis 1962 mérite un intérêt particulier pour ce qu’elle révèle du rapport entre le contenu spirituel et culturel d’un côté et de l’autre, la manière de prendre des instruments et de leur faire jouer la musique qui vient de l’âme. La pop musique comme genre accessible, facile, convenu, comme le folklore et une musique plus sophistiquée, pour ne pas dire savante, jouée avec énergie et sens esthétique évident, de Led Zep à Genesis en passant pas des tas d’œuvres, le krautrock allemand, la scène de Canterbury, la fusion, le progressif italien. En disposant des mêmes instruments de musique, on peut faire des choses radicalement différentes. Du reste, vous remarquerez que la chanson pop n’utilise que rarement les instruments les plus subtils que sont les synthés et le mellotron. Par contre, allez chez les maîtres du prog que sont Van der Graaf et vous verrez la différence. La musique, c’est un corps de musiciens dotés d’instruments. La composition et l’arrangement forcent ce corps à exécuter une œuvre dotée d’un contenu et d’un style. Le choix des instruments compte beaucoup pour le rock. C’est ce qui fait les différences de styles qui se sont accentuées dès 1970. Grâce notamment à des formations utilisant flûtes, cuivres, violon, marimba, congas et autres percussions exotiques sans oublier les formidables possibilités offertes par les claviers. Piano, orgue, synthé, mellotron. Et même la harpe celtique chez nos rockers bretons…
La musique est l’art protéiforme par excellence. La vie physiologique élevée à la hauteur de l’esprit. Le phénomène le plus intéressant et signifiant, bien que sous-estimé et mal connu, c’est la scission entre deux genres majeurs, le pop et le rock. La scission s’est amorcée à la fin des sixties. L’affaire était entendue dès 1972. La pop se conçoit comme la chanson revisitée avec le style et l’humeur populaire de l’époque avec en plus l’énergie que confèrent l’électrisation de la musique et l’usage de la rythmique. Sinon, pas beaucoup d’innovation. Trois ou quatre couplets, un refrain et une pause pour laisser la place à un instrument qui s’affiche son solo alors que le chanteur laisse reposer sa voix. La durée standard est de 3 à 4 minutes. Pratique pour les 45 tours d’époque et faire de l’argent avec deux chansons. C’est aussi l’idéal pour les radios car le format pop peut parfaitement s’intercaler entre deux séquences de pub ou bien les banalités proférées par l’énergumène s’égosillant derrière le micro. A l’inverse, dès la fin des sixties, d’aventureuses formations se risquèrent à dépasser les 10 minutes puis taquiner les 20 minutes pour des morceaux complexes occupant une face, mais cette fois de 33 tours. Sur scène, Led Zep improvisait son « dazed and confused » étiré à 25 minutes. Rien à dire de plus. Le « rock art » a assumé la place manquante en proposant une musique savante comparée à la pop musique. Les premiers à tirer furent les Anglais. « Interstellar overdrive », morceau culte du Floyd édité en 1967. Le devenir du rock pourrait même servir de prétexte à une réflexion sur l’entropie et l’organisation de l’information.
Nous savons que les médias de masse ont propulsé les artistes de la culture mainstream et toute une musique standardisée formatée pour les radios FM. La chaîne MTV s’est voulue avant-gardiste mais a vite succombé aux sirènes des majors. Je n’ose même pas parler des télés françaises. Dieu merci, l’Internet et arrivé et je crois que c’est en partie grâce à ce moyen de diffusion que le « rock art » a vécu une sorte de renaissance dans les années 2000. Le sort de la musique rock est intimement intriqué avec celui de la civilisation. Une mention pour le rock progressif qui s’est universalisé dès les seventies, présent en Argentine, au Brésil, en Espagne, en Scandinavie, en Hongrie, au Japon, aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne et bien évidemment dans tous les pays de l’Europe de l’Ouest. Maintenant, on le trouve en Russie, en Ouzbékistan, en Israël et même en Iran. La Chine suivra certainement. Je ne suis pas musicologue mais il se peut bien que le rock soit amené à devenir universel, pouvant absorber sans les dissoudre toutes les musiques du monde.
Je me demande s’il est possible de transposer cette idée fondamentale de « l’esprit se transmettant aux instruments » à l’échelle de la politique. L’esprit des lois pensait Montesquieu, l’esprit du régime et de l’époque. Le gouvernement qui plie l’Etat pour que la société prenne forme. Mais pour quelles fins et pour servir quoi, des oligarques, un dessein idéologique et collectif, une société de libertés ouverte et inventive ? Je réfléchis. Vous aussi peut-être. Le rock est certainement une composante de l’avenir de l’empire, ou du moins un signe fort. Il y a presque deux mille ans, le christianisme avait donné un souffle à l’empire romain en déclin. Le souffle est resté, l’empire a trépassé. Le rock survivra au cataclysme économique pour autant qu’il se produise !