Pour qu’un Van Gogh parisien inédit, mis en vente ce 25 mars chez Sotheby’s Paris, reste dans notre capitale : à Orsay par exemple !

par Vincent Delaury
jeudi 25 mars 2021

Scène de rue à Montmartre (Impasse des Deux frères et le moulin à Poivre) : un tableau datant de 1887 signé Vincent Van Gogh (1853-1890), inconnu du public, refait surface : il sera mis en vente le 25 mars 2021 à 16h chez Sotheby’s, multinationale de ventes aux enchères, à Paris, en partenariat avec l’étude parisienne Mirabaud-Mercier ; l’œuvre a été exposée, et montrée pour la première fois au public, à l’Hôtel Drouot (salle 9) à Paris, du 16 au 18 mars derniers, puis, du 19 mars au 23 mars 2021 chez Sotheby’s Paris, avant donc d’être vendue par les équipes de Sotheby's à Paris, New York, Hong Kong et Londres ce 25 mars en visio - Covid oblige, c’est-à-dire dans le respect des règles sanitaires en vigueur -, lors de la vente d’Art impressionniste et Moderne ; elle est estimée « raisonnablement et prudemment », selon la formule consacrée des commissaires-priseurs !, entre 5 et 8 millions d’euros.

Vincent Van Gogh (1853-1890), « Scène de rue à Montmartre (Impasse des Deux Frères et le Moulin à Poivre) », 1887, huile sur toile, 46 x 61 cm. © Sotheby’s

Nul doute que cette huile sur toile aux dimensions somme toute modestes (46,1 x 61,3 cm), réalisée au printemps 1887 par le peintre impressionniste hollandais lors de son court séjour à Montmartre, pendant ses deux années parisiennes (le tableau représente le Moulin à Poivre, proche du mythique Moulin de la Galette, avec pour toile de fond un superbe ciel peint dans les bleus-gris puis montre, au premier plan, un couple se promenant et deux enfants qui jouent), va attirer les regards et la convoitise des collectionneurs du monde entier.

À la fin du XIXe siècle, le peintre néerlandais Vincent Van Gogh, qui n’est pas encore le maître flamand vénéré que l’on connaît, vient à Paris car elle est bel et bien la capitale mondiale de l’art, attirant tous les regards, notamment grâce aux peintres de l’impressionnisme et de l’avant-garde qui apportent du sang neuf à la scène artistique hexagonale et européenne. Vincent s’installe au 54 de la rue Lepic à Montmartre, avec son frère Théo qui est alors directeur d’une enseigne marchande, la galerie Boussod, Valadon & Cie. Le 20 juin 1888, dans une lettre à sa sœur Wilhemina, l’artiste évoque son escale à Paname, avec la qualité littéraire dont il sait faire preuve : « Auprès de cette ville-là, toutes les villes deviennent petites : Paris semble grand comme la mer. Mais on y laisse toujours un grand morceau de la vie.  » Ses mots sont superbes, captant magnifiquement le parfum de la capitale fantasmée, à l’instar de sa palette, qui s’éclaircit au contact des peintres qu’il croise pendant cette période, le poussant certainement à abandonner les teintes charbonneuses de ses œuvres période hollandaise. À l’atelier de Cormon, qu’il fréquente un temps, Vincent, alors âgé de 33 ans, y rencontre Émile Bernard et Toulouse-Lautrec, dont il regarde de près les productions artistiques. Puis, ce tableau aux teintes pastel, Scène de rue à Montmartre (1887), petit chef-d’œuvre à mes yeux avec son coloris vert d’eau juste traversé par quelques éclats de rouges et de vert Véronèse, tire également certainement son inspiration de la lumière parisienne si particulière ainsi que des estampes japonaises contemplées par Van Gogh chez le marchand Bing, une boutique à deux pas de chez lui. Sa colorimétrie claire singulière, mâtinant subtilement vert, bleu et gris me rappelle d’ailleurs son sublime autoportrait du musée d’Orsay, datant de 1889 (cf. photo 2, prise par l'auteur de l'article). 

Pendant deux ans, de mars 1886 à février 1888, Vincent sillonne, non sans gourmandise, la région parisienne, d’Asnières à la butte Montmartre via Clichy, se plaisant à peindre le Montmartre populaire, à la fois pastoral et urbain, lieu absolument mythique pour toute une génération d’artistes (que l’on pense à Picasso, à Modigliani et à tant d’autres, la liste est longue !), avec son maquis caractéristique, ses toits de zinc, ses cabarets, ses guinguettes et bien sûr ses moulins. Déjà à cette époque, ces derniers ne fonctionnent plus, ils sont avant tout des attractions touristiques et des lieux de plaisirs, et de loisirs, où les Parisiens viennent s’amuser, se détendre, boire un coup, danser et draguer, comme dans un film bucolique à l’esthétique impressionniste, réalisé ultérieurement par Jean Renoir, fils d’Auguste.

Rue Lepic, au printemps 1887, Vincent Van Gogh installe son chevalet, ses pinceaux et ouvre en grand la fenêtre de son appartement au quatrième étage pour choisir de peindre, dans le large choix que lui offre la vue panoramique ainsi obtenue, le moulin à Poivre, dit aussi « Moulin Debray », moins célèbre que celui de la Galette : la machine à moudre se situait dans l’enceinte du Moulin de la Galette. Construit vers 1865, ce moulin parisien, dépeint par Van Gogh depuis l’impasse des Deux Frères, via l’entrée de l’enceinte du Moulin de la Galette surmontée de lanternes décoratives (on aperçoit aussi derrière les palissades de bois un carrousel), fut détruit en 1911, lors du percement de l’avenue Junot. Ainsi, en plus d’être une toile magistrale, cette peinture est aussi une plongée fascinante, tel un témoignage visuel ou un document d’archives, dans le Montmartre festif et bigarré de la fin du XIXe siècle, quartier de Paris des plus typiques avec son atmosphère d’ancienne commune libre.

À Paris, Van Gogh fut particulièrement inspiré car ce ne sont pas moins de 200 tableaux qu'il a peints pendant ses deux années d’activité intense dans la ville-Lumière ; en 1988, le musée d’Orsay avait organisé une expo-événement portant sur sa parenthèse parisienne enchantée, avec une cinquantaine d’œuvres réunies dévoilées, ce qui en faisait une manifestation rare car les Van Gogh de cette période-là se trouvent principalement dans de grandes institutions internationales et dans quelques collections privées ô combien privilégiées. 

Pendant les quelques jours de sa visibilité à Paris, notamment à Drouot, un monde fou, au profil des plus variés (étudiants, collectionneurs, journalistes, retraités, couple, familles…), est venu, masqué, admirer ce Van Gogh, qui est en fait une œuvre de jeunesse, installé avec son cadre doré majestueux sur un immense mur blanc avec juste écrit au-dessus – au cas où l’on ne serait pas encore au courant ! – « Vincent van Gogh » ; on parle d’au moins un millier de curieux par jour, la jauge sanitaire limitant à quinze visiteurs autorisés en même temps. De cette œuvre, il n’existait jusqu’à présent qu’une photo en noir et blanc : ce tableau était répertorié dans des catalogues mais n'était jamais apparu depuis son acquisition vers 1920, via un marchand, par un passionné d’art parisien. Selon Aurélie Vandevoorde, directrice du département d’art impressionniste et moderne chez Sotheby’s France (source : AFP), « Très rares sont les tableaux de la période de Montmartre encore en mains privées, la plupart étant désormais conservés dans les plus prestigieux musées du monde. La présentation sur le marché d’un tableau provenant de cette série iconique sera par conséquent à n’en pas douter un événement majeur pour les collectionneurs de Van Gogh et pour le marché de l’art en général. »

Rêvons un peu, cette toile inédite, je la verrais bien au musée d’Orsay (Paris), au cinquième étage dans ses collections permanentes déjà riches en Van Gogh, notamment concernant sa période montmartroise qui, selon moi, est fort intéressante car elle est charnière, à savoir au carrefour de sa phase ténébreuse hollandaise des débuts et de ses tableaux impressionnistes et expressionnistes vifs en couleur de la période ultime tourbillonnante, débouchant sur le fameux, et lugubre, Champ de blé aux corbeaux (1890), l’un de ses tout derniers tableaux, et donc sur son chant du cygne.

Oui... oui, je rêve : accroché sur les cimaises du musée d’Orsay. Que ce tableau puisse, de cette façon-là, s’offrir au regard du plus grand nombre, et ainsi ne pas finir inéluctablement chez un client fortuné, uniquement pour son bon plaisir, flatter son ego et servir de trophée, comme signe extérieur de richesse XXL et de bon goût bien établi.

Pour la petite histoire, cette peinture inédite et rare du peintre maudit à l’oreille coupée fut découverte dans une collection privée française par Maîtres Claudia Mercier et Fabien Mirabaud, précisant, non sans enthousiasme, pour l’occasion : « Lorsque nous avons vu le tableau pour la première fois, nous avons ressenti une vive émotion. Cette trouvaille inédite est avant tout l’histoire d’une famille qui nous a confié le tableau et nous a fait confiance. L’œuvre, jamais exposée au public, fut acquise dans les années 1920 et n’est plus jamais réapparue sur le marché de l’art. Dans un état de conservation remarquable, la toile est toujours restée accrochée dans le bureau des aïeux des vendeurs, en mains privées donc, et n’a pas bougé depuis plus d’un siècle. »

Quelle belle histoire pour cette toile... Pourvu qu’elle s’achève à Orsay, conservée en mains publiques donc, pour le plus grand plaisir de tous et de toutes. Mais bon, ne rêvons pas trop. Même si, avouons-le, c’est beau de rêver - Paris, après tout et paraît-il, est une fête ! L’estimation va sûrement être largement dépassée et les grandes institutions publiques, qu’elles soient françaises ou étrangères (néerlandaises par exemple, je pense au superbe musée Van Gogh à Amstedam) risquent, au vu de leurs finances limitées, de faire pâle figure face aux capitaux privés pouvant, face à elles, largement bomber le torse et gonfler les muscles. Ce qui est fort dommage car, si ce tableau tombe en mains privées (ce qui risque malheureusement d’être le cas), le public français, hormis ce one shot à Paris - il a juste été visible quelques jours dans la capitale, comme indiqué précédemment -, en serait privé pour un bon moment, au grand dam hélas de moult admirateurs du génial Van Gogh, dont j’avoue faire partie. Bref, attendons de voir, en croisant les doigts…

 

Le Van Gogh, « Scène de rue à Montmartre », installé à Drouot-Richelieu, salle 9, Paris IXe, de 11 à 18 heures, les mardi 16, mercredi 17 et jeudi 18 mars 2021.
Vincent Van Gogh, « Autoportrait » (1889, détail), musée d’Orsay, Paris, collections permanentes.

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