Protestation concernant l’oeuvre de Kader Attia « Flying Rats »
par cousin
vendredi 30 septembre 2005
Je suis contre l’utilisation d’animaux vivants lors d’une exposition d’art. Ceux-ci sont tenus en captivité pendant toute l’exposition, stressés par les nombreux spectateurs.
L’œuvre de Kader Attia « Flying Rats » sera exposée pour la Biennale de Lyon, à la Sucrière, du du 14 septembre au 31 décembre 2005. Elle consiste en une volière géante où jouent - où jouaient - 45 enfants, à la marelle, au toboggan, au poirier, aux billes, leurs petits cartables posés sur le sol, leurs tabliers à carreaux encore boutonnés. Enfants-mannequins faits de chiffons et de céréales, inanimés, mais comme vivants. Pas tous pourtant, car de certains, il ne reste qu’un short, des baskets. Parce que l’enclos est également une volière peuplée de 150 pigeons, de vrais pigeons, qui peu à peu picorent et dévorent les enfants-céréales.
Je suis contre l’utilisation d’animaux vivants lors d’une exposition d’art. Ceux-ci sont tenus en captivité pendant toute l’exposition, stressés par les nombreux spectateurs. Certes cette utilisation est devenue courante dans l’art contemporain ; Broothaers a introduit un perroquet vivant dans son exposition “ Ne dites pas que je ne l’ai pas dit ” (1974, Anvers, Wide White Space Gallery), Nam Jun Paick des poissons rouges dans son Vidéo Fish (1979, Col MNAM- Centre Pompidou). Plus près de nous, Wim Delvoye a exposé des cochons vivants et tatoués, Maurizio Catalan un âne, Bustamante des oiseaux, Ping des insectes, Eduardo Kac, avec Alba, une lapine transgénique blanche ayant reçu un gène de méduse responsable de la synthèse d’une protéine fluorescente et son canari trans-espèces, oeuvre-dispositif créé en collaboration avec Ikuo Nakamura, présenté publiquement du 21 octobre au 11 novembre 1994, simultanément au Centre pour l’art contemporain de l’université du Kentucky à Lexington, et à la « Science Hall » de New-York.
Les ready made de Duchamp avaient démontré que le musée ou l’exposition était l’ instance légitimatrice, capable de transmuer en art n’importe quels objets, mais n’est-ce pas un peu facile d’utiliser des animaux, comme dans un cirque, pour traiter de l’expérience du temps ? N’importe quel montreur d’animaux de foire ne réussirait-il pas à nous insérer dans un temps subjectif concentré et intense, « l’instantanéité », surtout si les animaux montrés sont perçus comme dangereux par le spectateur. Cette oeuvre joue donc sur un effet facile et elle est éthiquement douteuse en utilisant des animaux vivants.
Ce n’est pas n’importe quel animal qui a été choisi, mais le pigeon des villes, et là, c’est plus grave,, car cet oiseau est déjà très « chargé » négativement dans l’inconscient collectif. Dans une oeuvre de ce genre, le discours que l’artiste porte sur sa création fait corps avec elle , en est inséparable. Ce discours contribue très fortement à la formation de l’émotion esthétique chez le spectateur, en orientant sa vision vers certains archétypes universels, certains détails du discours faisant également surgir à la surface de son esprit, comme une brume un matin d’automne, le parfum d’émotions ressenties autrefois.
Avant d’analyser sommairement le contenu des propos de l’artiste, il nous faut situer son contexte idéologique. Ce texte ancien, que j’ai rédigé en d’autres circonstances, précisera clairement le problème :
Une minorité silencieuse victime d’ostracisme
Le pigeon biset a été domestiqué par l’homme depuis l’antiquité. L’espèce actuelle est issue d’une longue sélection. Jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale il véhiculait de multiples symboles comme la paix, l’amour, l’espérance, l’esprit en opposition avec la matière, l’esprit saint, l’âme après la mort.
Après la deuxième guerre mondiale, on assiste à un renversement de paradigme, il ne portera plus une image positive, mais négative. Il deviendra un rat-volant, un nuisible, un messager de maladies étranges, inconnues et obscures. Il était un messager de lumière et il devint messager des ténèbres.
Quand la société postindustrielle se mettra en place, après les multiples exodes ruraux des XIXe et XXe siècles, les rapports de l’homme avec la nature se modifieront profondément, en particulier avec les êtres vivants, celui-ci perdant progressivement tout contact avec le monde rural et se regroupant dans de grandes agglomérations. Cette nature, qui était perçue comme une mère nourricière, inconnue et sacrée, que l’homme devait respecter et écouter pour survivre, devint son ennemi, une structure chaotique, imprévisible, dont il dut se protéger, les êtres vivants devenant des machines biochimiques. L’animal vivant en liberté devint dangereux, suspect. Cette tendance, en ce début de siècle, atteint un certain paroxysme. Pour preuve les immenses troupeaux massacrés en vertu du principe de précaution pour se protéger d’une maladie n’ayant atteint que quelques cas humains.
Dans ce mouvement général, la symbolique portée par le pigeon des villes fut fortement modifiée. On ne compte plus les articles dans la presse, à compter de la fin des années soixante, décriant cet oiseau. Ces articles proclamaient en substance que le pigeon véhiculait de mystérieux germes invisibles, des virus inconnus très dangereux, que ses déjections pouvaient percer les gouttières, et même les toitures, et détruire les bâtiments. Bref, il devint un nuisible porteur de miasmes, un bouc-émissaire de la mort projeté par l’inconscient collectif. Cette nouvelle mythologie n’avait bien sûr aucune base scientifique.(1*) On se mit à le pourchasser, à le massacrer sans pitié, comme beaucoup d’autres espèces vivantes. Un marché économique important émergea pour sa capture, sa mise à mort et la protection des bâtiments. On fit tout pour l’éliminer, mais en vain, cet oiseau réussissant à survivre grâce à des caractéristiques exceptionnelles d’intelligence et de grande fécondité.
Maintenant, au lieu de s’en prendre à l’oiseau trop fort, on veut s’attaquer à son maillon faible, ses amis, les humains qui le nourrissent (le pigeon ne peut survivre seul en zones urbaines, les graines ne poussent pas sur le bitume). Ces « nourrisseurs » sont maintenant des délinquants, ils commettent des « incivilités » et sont responsables de son occupation des agglomérations. Des campagnes de presse distillent une propagande bien rodée : sus aux nourrisseurs, responsables de tous les maux. La diabolisation passe du pigeon au nourrisseur, celui-ci représenté comme un être dérangé psychologiquement, un SDF, une personne âgée à moitié gâteuse.
Qu’en est-il exactement de ces « nourrisseurs », qui sont-ils ? Comme aucune étude sérieuse n’a jamais été faite sur eux, qui peut le dire ? Une chose est sûre, il a toujours existé des amis des animaux, des pigeons dans le cas d’espèce (commensal de l’homme depuis bien longtemps). La démarche de nourrir, soigner et protéger les animaux participe à ce qui fait la beauté de l’âme humaine. C’est cette même inspiration qui est à la source de l’entraide entre humains, de l’amour et de la compassion. N’est-il pas dangereux et imbécile de vouloir réprimer cet élan ? De pénaliser ces sentiments quand ils sont adressés au pigeon, ami fidèle de l’homme depuis des millénaires ? En pure perte en plus, on ne peut empêcher un humain d’avoir de la compassion pour ses semblables, ou pour ses amis les animaux.
Et pourtant, c’est ce que les pouvoirs publics font, ils ont pénalisé cette pratique ! Devant l’inefficacité des lois et règlements (contestables car basés sur un risque sanitaire non prouvé scientifiquement) ils en sont venus à durcir le ton, augmentant dans certaines villes comme Paris le prix des amendes, embauchant de nombreux agents verbalisateurs chargés de réprimer ces malheureux nourrisseurs. Il est interdit maintenant d’aimer les animaux et la nature, point à la ligne, circulez, il n’y a rien à voir ! Quelle époque ! Les personnes fragiles sont très souvent les victimes de cette répression, les jeunes échappant aux mailles du filet. Quelle lâcheté !
Ici nous voyons les pouvoirs publics qui, non contents de ne pas prendre leurs responsabilités en ne s’occupant pas de ce problème, s’en prennent au peuple, aux petites gens, participant ainsi à la tendance générale de notre civilisation à vouloir nier le fait vivant, à ne pas le respecter, préférant ses machines, ses ordinateurs aux êtres sensibles. On ne résoudra pas le problème des pigeons, ni d’ailleurs celui des autres espèces d’oiseaux envahissant les villes, en s’attaquant aux nourrisseurs qui ne font que soigner le mal que fait notre incurie aux êtres vivants.
A Paris une ambiance spéciale s’est installée ces derniers temps, une atmosphère de délation envers les nourrisseurs, ressemblant à ce que vivent les peuples subissant une dictature. Les nourrisseurs se cachent, rasent les murs pour donner quelques graines à leurs protégés. Ils sont épiés, observés par le voisinage, qui, sûr de son bon droit, n’hésite pas à invectiver, violenter et surtout dénoncer anonymement (quel courage !) par lettre les malheureux.
Il faut dire que les Français sont des spécialistes de la délation, on l’a bien vu sous le régime de Vichy. Ces citoyens bons patriotes, qui font leur devoir et au-delà de tout soupçon, qui ne donnent peut-être même pas dix centimes d’euro à un SDF et qui en cas de guerre... bon, arrêtons là. Ils sont de toutes façons victimes de la propagande massive anti-pigeons développée comme un happening depuis 30 ans. On est en pleine hystérie collective. Ce genre d’hystérie qui, en ce moment, sur la planète, génère des guerres un peu partout. Car qu’attendre quand on commence à jouer sur l’instinct de survie activé par les hypothétiques maladies, si ce n’est des énergies émotionnelles incontrôlables et très dangereuses ?
Honte aux pouvoirs publics et aux autres responsables pour avoir jeté de l’huile sur le feu, avoir voué certains de leurs administrés aux gémonies de leurs voisins, et avoir créé sans raison une minorité silencieuse et opprimée !
(1*) : On entend partout que les pigeons des villes sont dangereux, vecteurs de germes, porteurs de maladies transmissibles à l’homme. Mais est-ce bien vrai ? En fait cet oiseau n’est pas plus contagieux que n’importe quel animal et cette mauvaise réputation faite au pigeon relève plutôt d’une phobie collective. Les meilleurs experts sont formels pour déclarer que le pigeon des villes est non dangereux ; comme exemple, cette lettre du Docteur Philippe de WAILLY, Membre de l’Académie vétérinaire de France, Président de la section ornithologique du G.E.N.A.C. (Groupe d’étude des nouveaux animaux de compagnie) et Président de I.W.P.F France :
« Nul ne saurait nier l’existence de maladies graves chez les merveilleux pigeons de nos villes. Mais il convient d’affirmer que le plus gros pourcentage de mortalité chez eux est provoqué par des affections totalement et exclusivement spécifiques aux colombidés contre lesquelles les vétérinaires se trouvent souvent impuissants : variole du pigeon, paramyxovirose B (qui se manifeste par des torticolis et des convulsions), enfin l’herpès virus 1 (PH V 1) dont les signes cliniques sont sinusites, abattement, paralysie. Aucune de ces maladies n’est susceptible de provoquer le moindre malaise chez les humains. On signale, certes, quelques cas d’ornithose ou de salmonellose, mais ne risquons-nous pas d’attraper le pyocianique ou le staphylocoque doré dans le métro ou dans certaines salles hospitalières ? J’en connais des exemples bien précis. Certaines personnes sont allergiques aux plumes, ce qui se manifeste par des rhinites ou des troubles asthmatiques. Ce sont, plus fréquemment, les acariens des duvets de literie qui sont à l’origine de ces désagréments, bien plus que les pigeons vivant dans nos villes. Beaucoup moins que les pollens ou les poussières. Arrêtons donc de considérer les pigeons comme les boucs émissaires de nos maux. L’homme moderne n’a-t-il pas suffisamment désacralisé la nature et sa création, pour encore inventer une victime sacrificielle sur l’autel de son injustice et de sa méchanceté ? »
Que dit Kader Attia sur « Flying Rats » par exemple, dans le journal 20 minutes :
Pourquoi avoir créé une volière de pigeons mangeurs d’hommes ? C’est parti
d’une anecdote. Enfant à Sarcelles, je me suis évanoui dans la cour de l’école.
Quand j’ai repris connaissance, les pompiers m’ont demandé si j’avais vu les
oiseaux ! Ne connaissant pas cette expression populaire, je n’ai pas compris ce
qu’ils voulaient dire. Du coup, j’ai grandi avec cette phobie des oiseaux. Que
signifie ce titre, Flying
Rats ? C’est le nom donné aux pigeons aux Etats-
Unis. Ils sont propres quand ils vivent dans les falaises. Ceux des villes,
bourrés de maladies, constituent une dégénérescence de la race. La volière est
une métaphore de la décrépitude de notre société, où l’homme crée des choses
qu’il ne maîtrise plus. Cette œuvre, c’est pareil : elle est sous l’emprise des
pigeons... Comment va- t- elle évoluer ? Les premières sculptures ont été
dévorées en une semaine. On verra bien ce qu’il restera fin décembre...
Recueilli par Marc Héneau
Dans cette interview l’artiste invente, prend ses phantasmes pour la réalité ; le pigeon des villes n’est pas une dégénérescence de la race, mais au contraire sa sublimation, cet oiseau étant le fruit d’une sélection génétique multi-millénaire, un animal domestique abandonné par l’homme (un peu comme le cheval mais lui, l’oiseau, s’est échappé...) D’autre part ses fameuses maladies sont fictives ... Le nom de la création, « Flying Rats » ou Rats-Volants en français, annonce la couleur sur les intentions de l’artiste. Le rat qui serait responsable des grandes épidémies des siècles passés ... C’est aussi le nom que lui donnent certaines personnes haïssant cet oiseau dans les grandes agglomérations. D’autre part, l’artiste fait manger des enfants, symbole d’innocence, d’espoir, d’immortalité et de fraîcheur, par les pigeons, dans une mise en scène suggérant l’aspect diabolique, obscur du pigeon.
Mais ceci n’est-il pas voulu par l’artiste ? Et si l’art, ne choquant plus, perdait une de ses fonctions ? Bien sûr, le choc est permis à l’art, il est même nécessaire, car nous avons besoin de thérapies. Mais s’il implique une violation symbolique, psychique ou physique d’autrui, alors non, tout n’est pas permis - Beat Sitter-Liver, professeur de philosophie pratique à l’Université de Fribourg -.
Or cette mise en scène ne contribue t-elle pas à persuader les spectateurs du danger des pigeons ? Et en vertu de la loi dite de l’effet papillon (théorie du chaos) qui énonce que les battements de l’aile d’un papillon en Amazonie peuvent provoquer par une série d’évènements un cyclone en Asie, cette création ne risque-t-elle pas d’inciter la population à massacrer encore plus les pigeons des villes ? Ne va-t-elle pas diaboliser les rares animaux vivants encore en liberté ? Les oiseaux n’en feront-ils pas les frais, étant présentés à notre époque comme dangereux car pouvant transmettre des virus susceptibles de muter ? Bref, faire peur, avoir peur de la nature et préférer l’artificiel, plus contrôlé.
Je suis en phase avec cette déclaration de Sitter Liver : quant à la liberté « intégrale » de l’art, selon le terme flou de Michel Thévoz (historien de l’art, ex-conservateur du Musée de l’art brut à Lausanne), je m’y oppose. Car il n’y a pas de liberté sans limite. L’art, comme toute action humaine, est lié à la nécessaire différenciation entre le bien et le mal.
Pour conclure, cette oeuvre éveille en moi une émotion qui n’est pas du tout du domaine artistique, c’est l’ écoeurement. Et je ne félicite pas les organisateurs de cette biennale d’être tombés dans le spectaculaire de mauvais goût.