« Public Enemies » : un film classique moderne

par Vincent Delaury
lundi 20 juillet 2009

Public Enemies (policier, 2009) retrace en 2h10 le parcours d’un bandit américain légendaire, John Dillinger (Johnny Depp), désigné comme « l’ennemi public n°1 » par le FBI. Ce pilleur de banques des années 30 est inlassablement traqué par un certain Melvin Purvis (Christian Bale), agent fédéral des plus chevronnés.

Je viens de voir Public Enemies et je l’ai trouvé épatant, de bout en bout. Notamment pour ses « interstices », ses « blancs » ou temps suspendus dans la narration : lorsque John Dillinger, par deux fois, passe en tant qu’ennemi public n°1 (donc recherché par toutes les autorités) sous le nez de la police : en pleine rue, il est à deux pas de celle-ci, il voit TOUT lorsque sa « poulette » (Billie Frechette/Marion Cotillard) se fait ramasser brutalement par les forces de l’ordre, en plein jour : il n’est même pas undercover mais s’affiche sans aucun faux-semblant (pas de postiche à la Mesrine) ; et, grand moment de cinéma, son entrée culottée, sans en avoir l’air, dans le Bureau du FBI de Chicago. Il voit alors, via une mosaïque de photos distribuées sur les murs, sa vie de gangster défiler. Belle réflexion sur la vie qui défilerait tel un diaporama filmique : fusion cinéma-vie, à l’instar du fameux générique-puzzle sur la musique mythique de John Barry du feuilleton Amicalement Vôtre ; Dillinger, lui, avec les gens, se fait amicalement vôtre. Jouant avec eux (y compris les policiers), il est trublion, allant jusqu’à demander sobrement le score d’un match à des flics qui regardent complètement absorbés celui-ci à la télé ! Leur « pire » ennemi leur passe sous le nez, et à leur barbe, et ils ne voient rien ! Ca répond bien à l’adage : « plus c’est gros, plus ça passe ».

Plus la « star » est grande, plus la cible est évidente, s’évertuant à jouer le jeu de l’Autre (avancer à découvert), plus elle peut se fondre dans la masse des images et des individus faisant foule, donc masque. C’est le coup de La Lettre volée d’Edgar Poe – c’est sous notre nez et on n’y voit que dalle ! - et c’est admirablement amené au cinéma par Mann, travaillant non seulement le champ de l’image mais aussi son blanc, sa béance. Dillinger/Depp, dans ses deux séquences du « chat et de la souris », incarne le cinéma mannien par excellence - celui qui repose sur un duo tourbillonnant qui va multiplier les chassés-croisés en se tournant autour (Heat, Collateral...) - et il est un corps qui réussit à s’absenter, à « s’anonymer » dans l’écran de l’image. Dillinger se fait lettre volée – dans la nouvelle de Poe, la lettre disparue, introuvable, est en évidence dans le bureau du coupable. De même, dans le Bureau Fédéral, Dillinger ne s’y infiltre pas en douce, façon Hannibal Lecter et autres dangers publics pour la nation, non, il y va carrément, franco, pourtant ça reste un infiltré, un inside man *, un « ennemi de l’intérieur » mais, plutôt que de se faire discret (les flics s’attendent tous à le piéger en tant qu’ombre, en tant qu’homme masqué, travesti, voire transformé chirurgicalement), il choisit de ne pas se la jouer ombre parmi les ombres, il avance en plein jour, n’hésitant pas à squatter sans vergogne ni peur « le lieu du crime » (la rue chaude, le commissariat-repaire des flics) : le loup entre, sans gêne, dans le poulailler et les « poules » de la maison Poulaga n’y voient rien - l’audace est trop grande pour s’avérer plausible à leurs yeux.

John Dillinger devient passe-muraille dans l’écran de fumée du cinéma et de la vie vécue comme théâtre et (société du) spectacle. C’est génialement amené par Mann. Il y a une telle intelligence de l’œil et de l’image là-dedans. Le traitement numérique, qui vient rencontrer le rétro de l’Amérique de la Prohibition et des 30’s, je trouve que cet alliage classique-moderne témoigne du fait que Mann, en tant que cinéaste-artiste, a une réelle vision du cinéma par rapport à notre époque du Tout-à-l’image. Mann me fait penser de plus en plus à un Kubrick, c’est-à-dire qu’il arrive à faire un film-prototype au sein même de l’industrie hollywoodienne tout en restant fidèle ses obsessions d’auteur, chapeau. Il frôle le film avant-gardiste (multipliant les recherches formalistes, quasi expérimentales) tout en rencontrant un large public grâce au genre populaire de Public Enemies (film de gangsters) et à son casting de stars (Depp, Bale) de haute volée. Bref, c’est un inventeur de formes.

Cette fusion plasticienne (numérique/rétro) est osée, il mixe mémoire cinéphile et recherches high-tech modernistes, et ce surf, ou greffe, marche redoutablement car, chez lui, l’esthétique n’est jamais cosmétique : la forme vient nourrir le fond et vice versa car son cinéma, relevant d’une certaine « éthique » de l’image, vient questionner le cinéma en tant que langage d’images et mettre en branle la Toute-puissance de l’image : le leurre (le corps qui se défile aux autres) peut très bien s’installer plein champ dans l’image, pas seulement dans son hors-cadre, et nos yeux peuvent alors se tromper ou se faire aveugles. A l’instar d’un Godard d’aujourd’hui (celui de Voyage(s) en utopie à Beaubourg, 2006), il revisite les « puissances du cinéma » et le « pouvoir de l’image » mais vient les faire douter, de l’intérieur. Il rejoint aussi le dernier De Palma. Alors que celui-ci, via la démultiplication de l’image à 360° par le split-screen qui viendrait dévoiler la Vérité (cf. Sisters, Carrie, Blow Out, Snake Eyes, Femme Fatale), a longtemps voulu montrer que l’image kaléidoscopique, en tant que vision globale démiurgique, est un révélateur de la vérité, dans Redacted il change la donne : son tout dernier film, docu-fiction, montre que le Tout-à-l’image qu’offrent les possibilités numériques sans fin d’aujourd’hui peut prêter à confusion : un régime d’images trop grand peut aussi semer le trouble et brouiller registres et pistes. Qui signe l’image ? D’où vient-elle ? Sa source ? Est-elle le siège d’une intox ou d’une info crédible ? Mann, lui, dans ses plus récents films en numérique (Collateral, Miami Vice, Public Enemies), montre que le fake peut venir habiter le cadre de l’image, la confusion pouvant venir de l’intérieur du cadre, d’où chez lui, on le sait, la multiplication des transparences, des reflets, des miroitements de l’image et des surfaces réfléchissantes (vitres, lunettes noires, carrosseries scintillantes, moirures des phares, aplats high-tech des architectures, mer d’huile).

Michael is the... Man(n), le Monsieur du cinéma américain d’aujourd’hui, sans problème. Seul bémol, alors que Public Enemies est un film de gangsters estampillé années 30 (les mitraillettes camemberts y sont légion !), il ne comporte pas, selon moi, une scène de pétarade qui fasse figure de séquence anthologique comme celle de la fusillade hallucinante en pleine rue du duo balistique De Niro-Pacino dans Heat (1995), déjà un classique du cinéma. Pour autant, ne faisons pas la fine bouche, ce film est grand, ça reste du gros calibre pour le 7e art, donc du 5 sur 5 pour moi. Banco !

 

* The Insider est d’ailleurs le titre américain du film Révélations (1999), signé Mann, où un scientifique licencié infiltre une grande firme de tabac afin de dénoncer ses pratiques douteuses 

 

 

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