Quarante ans sans Bruce Lee

par Rounga
vendredi 19 juillet 2013

Quand je pense à Bruce Lee, je regrette de n’avoir pas plus de quarante ans aujourd’hui. M’être trouvé sur cette planète en même temps que Bruce Lee, ressentir en direct le séisme qu’il a provoqué, cela m’aurait consolé. Moi, je n’ai connu que l’après-Bruce Lee, le temps où La Fureur de vaincre se trouvait sur les cassettes vidéo René Château, et pas dans les salles obscures où des foules entières se ruaient pour recevoir de plein fouet les ondes d’énergie galvanisantes qu’envoyait à travers l’écran le Petit Dragon nouvellement révélé. Il ne faut pas avoir peur d’utiliser le mot de révolution quand on parle de l’apparition de Bruce Lee au cinéma. Personne d’autre que lui n’avait jamais fait ce qu’il a fait, et personne n’a pu le faire après lui.

 
Bruce Lee a complétement rénové le cinéma d’arts martiaux traditionnel qui filmait des acteurs mimant des combats en déployant tout un répertoire technique issu des formes anciennes de kung fu. Dans les films de Bruce Lee, les styles sont sortis de leurs moules rigides pour s’exprimer d’une manière souple, fluide, débarrassée des postures et des figures trop figées. Tout est dynamique. Les combats ne sont pas mimés, mais racontés, montrés dans leurs moindres développements. La technique n’est qu’un outil qui sert à dévoiler la psychologie et la stratégie des combattants. Face à un opposant au style déterminé, Bruce Lee s’adapte et exploite les faiblesses de son opposant. C’est toute la philosophie de vie de Bruce Lee qui se trouve résumée là.
 

Car il ne faut pas s’y tromper : Bruce Lee n’était pas seulement un athlète, aussi exceptionnel fût-il. Son succès ne s’explique pas seulement par la puissance et la rapidité époustouflantes de ses mouvements. Tout en Bruce Lee laissait transparaître la profondeur et la luminosité de sa personnalité. Les arts martiaux et la philosophie sont ce qui lui a permis trouver dans son déchirement de métis (sa mère était sino-allemande) déraciné (il avait émigré jeune aux Etats-Unis) un catalyseur dans la mission qui devrait être celle de tout être humain sur cette terre : devenir libre pour exprimer cette liberté. En mélangeant Spinoza et le Zen, en intégrant la boxe et la musculation aux styles traditionnels d’arts martiaux, en incluant le rythme du cha cha cha dans ses chorégraphies (rompant par là avec la cadence monotone des films de kung fu traditionnels), Bruce Lee a tout décloisonné, tout recréé. Son leitmotiv : s’affranchir des styles et des idées prédéfinis, se débarrasser de tout conditionnement qui pourrait entraver la fluidité de l’activité, allier la maîtrise technique à la spontanéité instinctive, ne pas avoir de limites. Il ne faut pas s’arrêter sur la simplicité du propos, il suffit de considérer que Bruce Lee en est la parfaite illustration pour en mesurer la portée.

Les imitateurs de Bruce Lee auraient pu continuer à pulluler comme des mouches sur son cadavre pendant un temps infini, jamais il n’aurait pu en sortir un seul qui se rapproche, même un peu, du Petit Dragon. Ce n’est pas qu’une question de physique, de technique, ou de jeu d’acteur. La force de Bruce Lee, qui est celle de tous les grands artistes, c’est de n’avoir été fidèle dans son art qu’à soi-même. Imiter Bruce Lee, c’est être fidèle à Bruce Lee et pas à soi-même. Cela vaut dans le domaine du cinéma comme dans le domaine des arts martiaux. Ceux qui se sont mis au « Jeet Kune Do » par admiration pour Bruce Lee et sa philosophie du combat croient bien faire en refusant de pratiquer un style prédéfini, mais ils oublient qu’avant de mettre au point sa propre méthode de combat, Bruce Lee maîtrisait déjà en profondeur le wing-chun, le mizonquan, le hung gar, le taichi, la boxe anglaise. Bruce Lee s’intéressait toujours aux styles vers la fin de sa vie, mais il les considérait comme des boîtes à outils pour le combattant, et pas comme des moules dans lesquels le pratiquant devait rentrer et s’enfermer.

Les films de Bruce Lee tiennent une place à part dans l’histoire du cinéma. Il n’existe aucun équivalent à Big Boss, La Fureur de vaincre, la Fureur du Dragon et Opération Dragon. Tous auraient été des navets quelconques sans la présence et la touche de Bruce Lee. Il s’agit des seuls films excellents uniquement à cause de la présence d’un acteur. Sans même parler des scènes de combat, à quoi aurait ressemblé la Fureur du Dragon si Tang Lung avait été joué par Wang Yu ? Je n’ai jamais été d’accord avec ceux qui disent que Bruce Lee était mauvais comédien. Je ne vois pas quel autre acteur a jamais réussi à imposer par sa seule présence une tension si forte, qui ne trouve sa solution que dans l’action attendue impatiemment. Il est toujours frustrant de voir Bruce Lee inactif, mangeant, parlant, attendant. Il n’a pas l’air dans son état normal, car son état normal, c’est l’action. Le médaillon qu’il porte dans la première partie de Big Boss et qui l’empêche de se battre car symbolisant la promesse de non-violence qu’il a faite à sa mère est trop lourd à porter, et une fois le sceau brisé, Bruce Lee déploie toute son énergie jusque-là contenue. Dans La Fureur du Dragon, Bruce Lee a du mal à réfréner son énergie lorsque rien ne se passe. C’est pour cela qu’imaginer Bruce Lee mort est toujours, après quarante ans, un défi pour l’imagination, une chose incompréhensible.

On regrette que Bruce Lee soit mort trop tôt, et il est plaisant de se livrer à la rêverie sur ce qu’aurait pu être Le Jeu de la mort s’il avait été achevé (les scènes non montées dans la version de Robert Clouse, disponibles aujourd’hui, montrent que Bruce Lee préparait là son meilleur film). Mais plus on étudie le caractère de Bruce Lee, les circonstances du tournage d’Opération Dragon, plus on se dit que cette mort était inévitable, que le destin de Bruce Lee était de monter en flèche jusqu’au ciel pour s’y consumer. Ce n’était pas dans le tempérament de Bruce Lee d’alléger son emploi du temps surchargé, ou d’annuler, ne serait-ce qu’une fois, pour se ménager, la séance de musculation quotidienne qu’il s’imposait au terme d’une journée harassante. Plus Bruce Lee progressait dans son art et dans sa carrière, plus les projets et les idées germaient dans son cerveau. Il n’aurait pas pu s’arrêter. Et puis Bruce Lee n’était pas fait pour la vieillesse. Je ne l’imagine pas dans le déclin qui aurait suivi sa trente-troisième année. Sa maigreur et son épuisement manifestes dans Opération Dragon se seraient-ils encore accentués ? Si Bruce Lee était encore vivant aujourd’hui, il aurait soixante-douze ans. Comment Bruce Lee aurait-il pu avoir cet âge ?

Aujourd’hui, ça fait quarante ans que Bruce Lee est mort d’un œdème cérébral. Ça fait quarante ans que, pour soulager un mal de tête lancinant, Bruce Lee a avalé un analgésique en même temps qu’un décontractant musculaire pour soulager les douleurs au dos dont il souffrait suite à un accident survenu à l’entraînement. Ça fait quarante ans que Bruce Lee est tombé dans un coma dont il ne s’est pas réveillé. Ça fait quarante ans que Bruce Lee nous manque.


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