Respectons les grands penseurs du passé

par Luc Paul ROCHE
mercredi 10 mars 2010

La philosophie se définit d’emblée avec Socrate comme entreprise critique, le grand questionneur se donnant pour mission de discuter l’opinion, sans pour autant combler le vide par une doctrine véritable, déclarant lui-même qu’il ignore tout de cette fameuse sagesse dont seuls les Dieux sont peut-être capables. Se rattachant d’une certaine manière à cette tradition, les systèmes critiques modernes sont de grands balayeurs de certitudes. Descartes inaugure une véritable révolution épistémologique, en faisant pivoter le savoir sur le doute, et non plus sur l’autorité. Rousseau bouleverse toute la pensée politique en déduisant la citoyenneté, non de la soumission aux puissances, mais de la capacité rationnelle de l’homme à concevoir l’intérêt général en situation. Kant reprend et élargit cette perspective en désignant avec fermeté le siècle des Lumières comme celui d’une critique absolue capable de formuler des valeurs universelles indépendantes du despotisme religieux ou politique. Marx, enfin, dissout toutes les certitudes contradictoires et faussement rassurantes du capitalisme théorique.

Certains s’étonneront ici de trouver Marx au panthéon des grands critiques, en oubliant d’ailleurs que le terme « critique » constitue le sous-titre récurrent de ses ouvrages. Ils seront ainsi tout occupés à voir dans le marxisme une « idolâtrie de l’Histoire », à faire de Marx une sorte de théologien laïc, prédisant à travers sa grande barbe l’avènement définitif d’un monde heureux...

Marx n’a pourtant jamais été qu’un théoricien critique du capitalisme, un économiste critique en somme, par opposition aux économistes habituels, les Smith, les Mill, et autres Ricardo. Et, aussi bizarre que cela puisse paraître, il n’a pas vraiment été un idéologue du communisme, même s’il a dirigé une Première Internationale (1864) soucieuse d’arracher le prolétariat à sa condition, ce qui n’est pas un crime. Son œuvre, en tous les cas, s’est contentée de décortiquer méticuleusement les contradictions du capitalisme, et aussi – on a tendance à l’oublier – les insuffisances et les fautes de tous les mouvements révolutionnaires de son époque. Rappelons les propos d’Althusser : Le Capital est l’œuvre maîtresse de Marx, et c’est sur cette œuvre qu’il doit être jugé.

Marx a ainsi légué un vocabulaire et des outils intellectuels qu’emploient même à leur insu les partisans du libéralisme contemporain, et il serait aussi vain d’oublier de telles bases que de prétendre faire de l’astronomie sans connaître un tant soit peu Newton. On peut dire, au fond, que Marx ne s’est pas trompé, au sens où Newton ne s’est pas non plus fourvoyé ; on peut dépasser un système en prenant acte de phénomènes que n’avait point observé le penseur, mais le système reste vrai en gros, et ses « insuffisances » ne sont pas dues à des failles intellectuelles, mais à l’état des connaissances de l’époque. Il y a, par exemple, une absence quasi-totale de pensée écologique chez Marx. Or, il s’agit d’une limite due au fait que l’industrie du XIX° siècle n’avait pas encore engendré de nuisances planétaires massives et durables, et non pas d’une faiblesse, qui serait provoquée par la négligence ou la sottise.

Certes, le problème avec le marxisme, c’est qu’il est de bon ton de l’identifier avec les horreurs staliniennes, ou toute aberration se réclamant du communisme historique, d’une pratique collectiviste, dirigiste et oppressive. Ce contentieux revient constamment, et, dans toutes les bouches autorisées, on entend « l’erreur de Marx » (près de 70 000 résultats sur Google), alors que personne ne viendrait à prononcer « l’erreur d’Epictète » (3 résultats) ou « l’erreur de Parménide » (0 résultats)... Il est des penseurs qui ont la poisse. Sans parler de l’ignorance ordinaire qui emploie l’expression « les marxistes » comme synonyme absolu de « les Russes », ou « les bolcheviques », ou « les staliniens »... Ainsi, alors même que le marxisme constitue une base théorique incontournable de toute l’économie politique et sociale, Marx est fréquemment décrié ou méconnu : certains universitaires évoquent brièvement « l’erreur de Marx », afin de passer à des penseurs plus « éclairants »...

« L’erreur de Marx », pour l’un, consiste alors à réduire l’État au rôle d’instrument de la bourgeoisie ; drôle d’erreur, quand on songe que Marx est un analyste, précisément, de l’État bourgeois ! « La grave erreur du marxisme », pour l’autre, est la folle « idolâtrie de l’Histoire », qui « justifierait par avance » le totalitarisme communiste ; bizarre dérivation pour une pensée qui vise essentiellement en réalité l’analyse minutieuse des structures du capitalisme... Je cite ici des expressions rencontrées çà-et-là dans des interviews à la télé ou à la radio.

Or, en quoi l’œuvre de Marx (1818-1883), qui ne contient au sens strict aucun programme politique, aurait-elle « engendré » la dictature du Parti sous Lénine (1870-1924), petit garçon lorsque Marx est mort, ou le totalitarisme sanguinaire de Staline (1879-1953), l’éviction même de toute réflexion politique au profit d’une pratique aveugle de destruction ? Les seules œuvres « programmatiques » de Marx sont Le Manifeste du Parti Communiste, opuscule de jeunesse (1848) dont Marx reconnaît lui-même l’imperfection, et la tardive Critique du programme de Gotha (1875), autre opuscule, qui se réduit à commenter sévèrement un programme socialiste de l’époque (Lassalle). Un certain autoritarisme traîne peut-être dans le premier, la seconde en est absolument dépourvue. Et, nulle part, on ne trouve de projet diabolique, valorisant et organisant terreur et répression. On ne trouve pas même véritablement d’historicisme ou d’évolutionnisme post-hégélien de Marx : les deux opuscules sont des œuvres de circonstances, le Capital, quant à lui, analyse rigoureusement le capitalisme du XIX° siècle, sans céder au messianisme (je l’ai personnellement vérifié en m’expédiant, il y a près de vingt ans, les plus de 2000 pages in extenso de cet impressionnant ouvrage en trois tomes, dont la version intégrale ne se trouve guère plus que chez les bouquinistes (Éditions du Progrès, Moscou, imprimé, y compris en français, en Union Soviétique, © 1982, ou, antérieurement, Éditions sociales, Paris, © 1976). Voir aussi lien de référence.

Grande fut la tentation de dire que Rousseau « annonçait » Robespierre, et on l’a fait. De même, les horreurs du stalinisme ont favorisé ce déplacement de responsabilité sur le penseur – qui n’avait pas même l’idée de ce que le futur allait produire. Tant qu’à faire, on pouvait aussi raconter que le darwinisme était à l’origine du totalitarisme hitlérien, et d’ailleurs on s’y est essayé. Le darwinisme, « idolâtrie de la Nature et de la force », on nous a aussi servi cette histoire, alors que le brave Darwin voyait dans la capacité à créer des solidarités l’un des secrets de la survie de l’espèce humaine sur terre... Et je ne parle même pas de Nietzsche... Quant au vieil Épicure lui-même, n’était-il pas cet ascète exigeant, sottement identifié à un pourceau jouisseur, au mépris même de ses textes ? Etc. Etc. Ainsi pourrissent les doctrines, noyées à force de verbiage et d’incompréhension. Marx avait d’ailleurs prévu le coup. N’avait-il pas déclaré lui-même un jour qu’il n’était pas marxiste ?


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