Retour sur le déclin de l’empire américain (Denys Arcand, 1986)

par Equinox
samedi 26 septembre 2009

Le déclin de l’Empire américain… Avant même de voir le film de Denys Arcand, on songe spontanément aux ouvrages de Montesquieu ou de Gibbon, homme des Lumières convaincu que le christianisme était responsable de la chute de l’empire romain ; aux discours de Rousseau privilégiant le goût du luxe, l’oisiveté et la dégénérescence des élites pour expliquer ce déclin puis faisant l’éloge d’une éducation militaire à la spartiate… Viennent aussi à l’esprit les fulminations de Bonald contre la Révolution française qui aurait plongé la France monarchiste et catholique dans un abîme sans fond ; les vagues idées de Gobineau à propos du mélange des races, selon lui directement à l’origine de notre déliquescence ; ou beaucoup plus récemment le pamphlet de Nicolas Baverez, la France qui tombe, qui en théorisant sur le déclin de la France, participait incidemment à la campagne du président actuel.

Remarquons pour commencer, le succès considérable du film, preuve qu’il se faisait l’écho d’une préoccupation largement partagée. A sa sortie, en 1986, ce sentiment du déclin se répandait effectivement un peu partout et depuis plusieurs années déjà, dans les publications, la presse, y compris chez les meilleurs éditorialistes, etc. Tant et si bien que dès 1983, Raymond Aron concluait ses Mémoires par des phrases d’un pessimisme que l’on peut juger a posteriori exagéré, mais probablement lié à son âge ou à la maladie (ce qu’il nomme pudiquement son « sursis » depuis 1977). S’agissant de l’Europe, il écrivait : « je ne découvre guère de raisons d’optimisme quand je regarde devant moi. Les Européens sont en train de se suicider par dénatalité. Les peuples dont les générations ne se reproduisent pas sont condamnés au vieillissement et, du même coup, guettés par un état d’esprit d’abdications. » Le jugement sur les Etats-Unis n’était pas moins sévère : « [ils] ont perdu la supériorité militaire. L’Union soviétique accumule les armes, d’abord pour intimider, pour intervenir aussi dès qu’une occasion se présente (…). Le pays n’est plus assez riche pour financer tout à fois la législation sociale et le réarmement. Il garde encore la prééminence scientifique, un appareil de production sans égal, mais il est devenu imprévisible pour ses ennemis et pour ses alliés ». Les historiens n’étaient pas en reste, puisque Paul Kennedy, professeur à Yale, publiera un livre en 1988 (traduit l’année suivante en France et préfacé par l’actuel secrétaire aux affaires européennes, Pierre Lellouche) précisément sur le déclin des grandes puissances et en particulier celui de son propre pays.

A voir le film de Denys Arcand, on découvre en apparence, la plupart des signes de ce déclin. D’abord dans la situation de départ : quatre hommes, plutôt intellectuels (deux professeurs d’histoire à l’université, Rémy et Pierre ; un étudiant ; puis un spécialiste de l’histoire de l’art) préparent jovialement le repas, alors que les femmes de leur côté, sont occupées à nager, courir ou soulever des altères. L’hédonisme, le mensonge et le sexe sont dans tous les échanges. Le thème de la dénatalité est aussi suggéré : Pierre n’a pas d’enfant et n’en désire pas ; Dominique vit seule depuis toujours ; si Rémy, Louise ou Diane parlent en revanche souvent de leurs enfants, on ne les voit guère à l’écran et de l’avis de Pierre, leur éducation est un « désastre »… Enfin, un dernier élément : la présence de la mort à travers la maladie (le sida ?) et la menace constante d’une guerre nucléaire. Un des personnages non seulement parle explicitement de l’idée de déclin mais a rédigé tout un livre sur le sujet : c’est Dominique. Sa thèse est de montrer que la mort des civilisations correspond aussi à une aspiration pour le bonheur individuel. Dès lors le comportement des personnages semble directement illustrer cette idée. Interviewée par son amie Diane, elle énumère les facteurs de ce déclin américain dont le Canada subirait les effets à la marge : le mépris des institutions, le refus des hommes de servir dans l’armée, la dette nationale incontrôlable, la diminution constante des heures de travail, l’envahissement des fonctionnaires, la dégénérescence des élites, et surtout l’absence de modèle de société après l’écroulement du rêve marxiste-léniniste.

On peut assez aisément discuter ce constat, nous qui connaissons la suite de l’Histoire : trois ans plus tard, la chute du mur de Berlin ; la disparition de l’URSS ; le statut d’hyperpuissance des Etats-Unis ; l’excédent budgétaire sous l’ère Clinton ; la population américaine en constante augmentation (grâce à l’immigration), sont autant de signes qui démentent l’opinion des cassandres. De même les historiens rechignent aujourd’hui à employer le concept de déclin, lui préférant celui de mutation (ou bien de crise, de changement ou de transformation) dans la mesure où la disparition d’un régime politique (avec celle du dernier empereur romain) ne signifie pas pour autant la mort d’une civilisation (l’idée d’empire, la langue, la culture, l’art, le droit, continuent longtemps de lui survivre). Est-ce à dire que Denys Arcand se trompe entièrement, à la fois sur le mot et le constat ? Rien n’est moins sûr en réalité, car un dialogue final montre probablement le fond de sa pensée. En effet, Louise ose à la fin de la journée, récuser la thèse de Dominique devant tous les autres, affirmant qu’on pourrait défendre facilement l’idée inverse du progrès continu de la science et que son livre sur le déclin, n’est que le résultat de son humeur déprimée et mélancolique…

En résumé, Arcand a probablement fait un film non pas sur le constat du déclin, mais sur l’impression ou le sentiment du déclin, tel qu’il est vécu notamment par les élites de l’époque. Louise dit de manière très lucide « qu’il est impossible de savoir dans quelle époque on vit ». C’est tellement vrai qu’on s’aperçoit souvent vingt ans après, à quel point on était heureux. Ce qui par contre est réellement saisissable, et structure ou envenime les rapports sociaux de plus en plus, c’est l’implacable guerre des sexes qui explose littéralement au dénouement. On a d’un côté des hommes plutôt grassouillets, satisfaits de leur statut, baisant régulièrement qui des étudiantes, qui des professionnelles ; et de l’autre des femmes véritablement actives, soucieuses à la fois d’élever des enfants, de s’épanouir sexuellement, de faire carrière, de soigner leur apparence physique par la fréquentation des salles de sport, etc. Rémy observe ce phénomène avec agacement : « les femmes, dit-il, prennent des cours tout le temps… ». Lorsque ces efforts faramineux sont finalement reconnus, persiste tout de même une certaine « condescendance », pour reprendre la formule de Dominique. C’est ainsi en tout cas, qu’elle explique le comportement des hommes à son égard : elle a en effet sacrifié sa vie familiale pour obtenir un poste de pouvoir (la direction du département d’Histoire), mais à la fin du film, elle fait remarquer à ses amis masculins (surtout Pierre et Rémy), qu’ils n’ont jamais en sa présence, donné le moindre avis sur son livre, alors que Louise ne s’est pas privée de le faire… On peut donc se demander si au fond, la guerre des sexes qui couvait durant la Guerre froide, n’est pas en train d’exploser simultanément avec la fin des grands récits et le sentiment du déclin ?

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Illustration : © Collection AlloCiné / www.collectionchristophel.fr


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