Retour sur trois documentaires passés récemment à la télé, oscillant entre vérités et mensonges (ou du vertige de l’art comme témoignage)
par Vincent Delaury
lundi 31 mars 2025
Focus éclectique sur quelques docs cathodiques récents (©photos VD ; ils sont toujours à voir, et ce pendant un certain temps, sur la plate-forme France TV). Pourquoi ? Parce que bien fichus, dans l’ensemble, et, surtout, on y apprenait moult choses !
« Les Fossoyeurs », entre faux-semblants de la fiction et témoignages percutants du réel
- Madame est servie, mais c’est très frugal, et nauséabond : le « Repas Escarre » en vue, au menu. Bon appétit...
Scoop : 9 Français sur 10 (sondage IFOP) veulent vieillir à domicile. Franchement, quand on voit ce doc, ça se comprend ! Malbouffe, nourriture rationnée, carences alimentaires sévères, odeur d’œuf pourri, voire de putréfaction, couches non changées des résidents, les planter devant la télé pendant des heures, et j’en passe. Or, on le sait, c’est connu, on reconnaît le degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses aînés, les plus fragiles, les plus vulnérables (avec les enfants - pas pour rien que l’autre bouquin-événement de Castanet, Les Ogres (chez Flammarion, paru en septembre 2024), avec tout de même moins de révélations abracadabrantesques, est, lui, sur le système (faillant) des crèches privées, genre People & Baby).
- Le journaliste d’investigation Victor Castanet, dans le débat TV (France 2), après la diffusion de son documentaire-enquête « Les Fossoyeurs »
Deux ou trois choses me sont venues en tête en voyant le documentaire, les voici. Dommage que Victor Castanet se mette autant en vedette, bien (trop) souvent à l’écran, face caméra, il crâne un peu, en même temps il est beau gosse, il s’exprime bien, il a quand même remporté en novembre 2022 le prestigieux prix Albert-Londres suite à l’effet bombe de son livre lanceur d'alerte Les Fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés (éd. Fayard), il a mis à jour le pot-aux-roses d’une réalité contemporaine effrayante (révéler la pompe à fric des Ehpad crapoteux, avec à sa tête le médecin et cadre dirigeant du groupe Patrick Métais, surfant allègrement sur le vieillissement certain de la population), et son anecdote, nous apprenant que ce « groupe totalitaire », à l’organisation hautement dogmatique (on y entend aussi les mots « tyrannie » et « esprit sectaire »), lui a proposé 15 millions d’euros - une goutte d’eau pour ces dirigeants, le prix d’un tableau collectionné, exemple donné ! - pour le faire taire, est croustillante, ou stupéfiante, offre qu’il a refusée ! Cela reste entre nous : et si un journaliste faisait une enquête à charge sur le milieu de l’art contemporain, bien souvent pourri par le pognon et les conflits d’intérêts, en mode cul et chemise, y en aurait des trucs à dire ! [Rire jaune]
- Soigner, ça fait mal ?
Je me disais aussi, devant ce doc fort instructif, qu’il y a matière pour faire un formidable film de fiction, du cinéma-vérité quoi, autour de ça : un groupe nébuleux tellement obsédé par le profit qu’il sacrifie le bien-être des résidents, et leur santé, sur l’autel de la rentabilité. Devant, dans l’idée de m’interroger sur « Quels films parlent le mieux du monde du travail (froideur, capitalisme tueur, exploitation de l’homme par l’homme, violence des échanges en milieu tempéré, David contre Goliath, coups bas, intimidations, esprit critique des salariés mis à mal par les intérêts d’une boîte, services sociaux vacillants) ? », j’ai pensé, en vrac, à Costa-Gavras (Le Couperet), à Chaplin (Les Temps modernes), à Laurent Cantet (Ressources humaines, L’Emploi du temps), à Ken Loach (Sorry We Missed You, Moi, Daniel Blake, My name is Joe), à Stéphane Brizé (La Loi du marché, En guerre), à Jean-Marc Moutout (De bon matin), à Steven Soderbergh (Erin Brockovich, seule contre tous), à Todd Haynes (Dark Waters) ou encore à J. C. Chandor (Margin Call). Mais, en fait, j’ai parlé trop vite, c’est désormais chose faite : ce livre-enquête, après ce documentaire éclairant Les Fossoyeurs. Au cœur du scandale des Ehpad (2024), d’Hugues Derolez, Victor Castanet et Vincent Trisolini, connaîtra une adaptation sous la forme d’une fiction réalisée par Guillaume Nicloux (Cette femme-là, Valley of Love), qui sera diffusée prochainement, avec Élodie Bouchez dans le rôle-titre, entourée par Éric Caravaca, Françoise Lebrun, Sammy Lechea et Didier Flamand. À voir, je pense ! En se demandant qui sera le plus fort, au sens de révélation : la fiction « comme mensonge qui nous fait comprendre la vérité » (Picasso) ou le documentaire, appelé aussi « cinéma du réel » ?
- Au pays merveilleux des Ehpads, jusqu’à l’arrivée des « Fossoyeurs » (2022)...
Par ailleurs, lorsque la journaliste Isabelle Poitte, dans Télérama #3923 (mars 2025, article, pp. 90-91, « En entreprise, on peut observer des systèmes d’emprise collective »), demande au coréalisateur Victor Castanet du documentaire Les Fossoyeurs : comment cette adaptation a-t-elle été abordée et pourquoi avoir choisi d’intégrer des scènes de fiction ? L’intéressé répond, de manière perspicace : « Ce film porte implicitement un message : il est possible d’agir. Les témoins des Fossoyeurs ne sont pas devenus des stars, ils n’attendaient rien et n’ont d’ailleurs pas obtenu grand-chose, sinon le sentiment d’avoir fait ce qui est juste. (…) Reconstituer certaines scènes avec des comédiens semblait pertinent pour illustrer le caractère toxique de ce système et le management brutal de la direction générale. Il y a, par exemple, cette scène de réunion où l’on voit Jean-Claude Brdenk, le « cost killer » [nettoyeur, pour couper des têtes arbitrairement] d’Orpea, terroriser ses directeurs. Ils y allaient la boule au ventre. Nous trouvions intéressant de mettre le téléspectateur dans la peau de ces directeurs, choisis parce qu’ils étaient jeunes, inexpérimentés et jugés manipulables, de montrer leurs visages qui se décomposent. C’est une manière de faire ressentir la pression et l’emprise exercées par une boîte qui dérive. »
In fine, pour dire, somme toute, la vérité (ce qui s'est passé), ce documentaire de France 2 diffusé hier soir offrait un entre-deux, entre fiction (les fameuses « reconstitutions », comme si on y était) et captation du réel (les témoignages), pas si inintéressant que cela, mais, à l’arrivée, bancal : on finissait par confondre les comédiens avec les véritables intervenants.
Mais, après tout, peut-être était-ce intentionnel, ce « flou artistique » cultivé tout du long, qui visait, en quelque sorte, à témoigner d’une réalité qui s’échappe sans cesse, surtout avec le temps : les incriminés, au fil de l’affaire et de sa rumeur grandissante (l'enquête en cours), ne cessant de vouloir effacer d’urgence les traces de leurs méfaits administratifs inhumains ; puis, en outre, dans l’idée d’un curieux mélange, façon mise en abyme, entre réel et fiction, y compris dans la réalité (le monde de l'entreprise), les dirigeants eux-mêmes disaient à leurs petites mains décisionnaires, dont certaines se culpabilisaient de prendre de telles décisions (comme de virer sans ménagement un employé soudain suspect parce que résistant aux manigances), de se dissocier, in situ (au boulot), en adoptant le « Je est un autre » - directement cité - de Rimbaud, qu’ils lisaient comme comédie du jeu social, genre « OK, au boulot tu es une belle pourriture (tu joues un rôle, celui du man in black sans foi ni loi), mais on sait bien qu’à la maison, tu es un type, ou une nana, bien. »
*Pour info, ce doc (Les Fossoyeurs. Au cœur du scandale des Ehpad), d’utilité publique, sera rediffusé, sur France 2, à 23h40, jeudi 3 avril prochain, après Cash investigation.
Nuit des temps et « Drawing Now »
« C'est la nuit des temps, c'est un autre monde, et c'est nous. » Ainsi se concluait, jeudi soir dernier (le 27 mars 2025), sur France 5 (21h10-22h45), le formidable documentaire Chauvet, voyage aux origines (90 mn, France 2024, documentaire de Guy Padovani, narration : Marine Maïwa) sur la somptueuse caverne de Chauvet, « La Chapelle Sixtine de la Préhistoire », dixit une spécialiste en peinture pariétale, dans les gorges blanc cassé splendides de l'Ardèche.
- Chauvet. Euh, en matière d’art vivifiant, qui a fait mieux depuis ?
Perso, j’avais la gorge nouée, on voyait tout, au millimètre près, entre saillie et profondeur, grâce au "in situ" (une expédition d'experts sur place, ce qui est rare, car, au fil du temps, avec le changement climatique, le risque d'inondation et autres, le CO2 y explose), et à une reconstitution numérique de haute volée. Oui, il y a 37 000 ans, des hommes (et des femmes), j'utilise le mot Homme au sens générique du terme, ont créé, avec la couleur (ils aimaient notamment l'ocre rouge !) et le trait, des plus assurés. Pourquoi ? Pour s'exprimer, témoigner de leur environnement (l'homme n'était alors qu'un animal à sang chaud, d'une formidable capacité d'adaptation et d'ingéniosité (créer le feu !), parmi les autres animaux) et laisser une trace de leur passage et de leur vie au quotidien, entre joies et peurs. Pour les générations suivantes (le doc expliquait d'ailleurs qu’après cette création unique, d'autres hommes sont venus, pendant 8000 ans, dans cette grotte, pour aussi s'y protéger, notamment face au froid hivernal, mais sans jamais plus y dessiner, ils se contentaient, très respectueux, de contempler ce qu'avaient produit, bien avant leur arrivée, avec virtuosité et fougue, leurs aînés - le silence est d'or). Au fait, et mine de rien, une expo collective qui parle bien, en ce moment, du lien fort, du temps de la Préhistoire et après, entre homme et ours (entre fascination et répulsion), c'est celle sur « Mon ours en peluche » au MAD (Musée des Arts Décoratifs à Paris, jusqu’au 22 juin prochain. Sinon, en guise de clin d’œil, il y a toujours l'attaque spectaculaire de l'ourse brune, pour défendre ses petits, sur le beau DiCaprio dans The Revenant (2015) d'Iñárritu, un must !
- In media res, fresque Chauvet
Grotte Chauvet : c'est absolument confondant de modernité, tout est déjà là, notamment la volonté d'y représenter le mouvement (des animaux). C'est du Futurisme avant l'heure. Les dessinateurs - le dessin comme enfance de l'art ! - parlent des animaux mais, au fond, du genre humain, avec la volonté de traduire, à la virgule près (façon de parler, mais beaucoup de volutes dans le dispositif « grotesque »), en images le cycle de la vie, toujours cette idée de mouvement (d'aller de l'avant), entre naissance, quête de survie (chasser, à côté de la cueillette, se nourrir, procréer), être chasseur ou proie, mourir et renaître (la reproduction). Depuis, on n'a pas fait mieux. Comme l'a dit une fois Claude Viallat, tiens, tiens, figure de « Supports/Surfaces » (ou faire le mur) : « Toute la peinture contemporaine est dans Lascaux et dans la préhistoire. Je pense qu'on n'a rien inventé. Tout était là. Depuis, on a fait que parfaire des techniques. » Oui. Et DANS Chauvet. C'est un chef-d'œuvre collectif anonyme (point de signature ou de copyright, c'était bien avant Giotto ! Dont on dit qu’il est le premier, dans l’art occidental, à avoir signé une œuvre, revendiquant ainsi plus le statut d’artiste que celui d’artisan, moins bien vu), le cri clair-obscur du miracle de l'art. Là, tapi, pour l'éternité. Ou presque. La grotte, abritant des œuvres datées du paléolithique supérieur, peut être amenée à disparaître (humidité croissante, réchauffement climatique).
« Ils sont venus », voici les premiers mots, à mes yeux les meilleurs (que dire de plus fort ?), que prononça, ébahi, l'un des trois spéléologues, peut-être Chauvet (d'ailleurs cette grotte porte son nom car il fut le plus obstiné, en 1994, suite à la découverte d'un souffle d'air dans la paroi, à vouloir creuser plus loin pour voir ce qu'il y a derrière), en descendant dans cette caverne nocturne (il faut se munir de lampes-torches ou de simples torches, en branches de pin par exemple (durée de vie lumineuse : 40 mn.), comme le faisaient nos ancêtres et Rahan, avec son collier de griffes d'ours hérité de son père et son fameux coutelas, histoire ici de distiller un peu d’humour !), pour pénétrer là où venaient hiberner les ours des cavernes, notamment les femelles (c'était, apprend-on, une véritable nursery !), bien avant la venue de groupes d'Aurignaciens, entre Guerre du feu (sacré, divin, mystérieux) et RRR (cf. la réplique culte « Il va faire tout noir ! »), contemporains des derniers Néandertaliens.
Les ours des montagnes, faisant environ 500 kilos (volume proche des actuels grizzlis d'Amérique du Nord), eux, avaient laissé, du temps du tréfonds des âges, leurs empreintes de griffes sur les parois, histoire de marquer le territoire de LEUR domaine car ils y régnaient en maître, sans partage. Dedans, nul ne pouvait leur faire de l'ombre : au loin, se faisait entendre le grognement des félins (lions en légion), mais ils y restaient en surface, à l'orée de la grotte, n'y descendant pas car ne maîtrisant pas l'obscurité à l'inverse des chauves-souris et des rois velus de Chauvet (les ours massifs), de même les chats sauvages, les loups, les renards et les léopards exploraient cet abri naturel, sans guère s'y enfoncer ; nuit noire trop dangereuse.
L'homme, lui, irrésistiblement attiré par la courbe pittoresque du pont d'Arc, s'est aventuré plus loin, pour y vivre, s'imposer et y créer. Avant lui, la Nature, généreuse, s'était elle aussi montrée créatrice car cette grotte, au fil des millénaires, fut travaillée, ou plutôt caressée, par les incessantes caresses souterraines de l'eau dans les gorges calcaires. Et les hommes ont suivi le rythme particulier, entre flux et reflux, de cette secrète gorge profonde, mâtinant creux et saillies (une bosse peut faire le muscle de l'animal figuré), en épousant, avec leur geste traceur, les dénivellations de la paroi rupestre pour planter le décor de leur illustration murale in situ : les surfaces ont été préalablement préparées pour recevoir le trait sûr de figures, comme s'émancipant bientôt de la surface. Ou quand les attitudes deviennent formes, composition et disposition dans l'espace des différentes représentations ont été savamment pensées, et mûries, par ces artistes de la préhistoire, pour engendrer des peintures rupestres, ou fresques, de toute beauté, s'offrant à nos yeux, embués (pour ma part).
Maintenant, la grotte est trop fragile, il y a même, à l'entrée, des caméras de vidéosurveillance et une impressionnante porte blindée pour la protéger (trésor international oblige, cette cavité ornée est, on le sait, une pierre précieuse inestimable de la préhistoire), et c’est désormais, concernant ce vivier d’images anciennes hautement fragile, à l’heure de la reproductibilité maximale et toute-puissante, une image - ou double numérique - qui le remplace, via une reproduction grandeur nature qui s’offre, depuis 2015, aux visiteurs, petits et grands, des gorges de l’Ardèche.
Artefact, sous la forme d’une copie conforme en 3D (les équipes scientifiques continuent même son étude du site paléolithique avec, sans plus y mettre le pied), ce qui permet à l’authentique grotte Chauvet, face au péril croissant de la crise climatique, de survivre et de renouer avec l’éternité. Mais rassurez-vous, si le simulacre ne vous dit trop rien, en ce moment, pour voir des dessins originaux, sur feuille ou tout autre support (c’est le dessin comme tracé, ou trace, au sens large), échappant aux clones en série, pouvant apparaître bien froids (manque de chaleur humaine et absence de l'aura du feu sacré originel), il y avait récemment, jusqu’au 30 mars dernier, Drawing Now au Carreau du Temple à Paris (salon du dess(e)in d’aujourd’hui, réunissant 70 galeries internationales triées sur le volet) , réjouissante foire marchande à taille humaine.
- Dessin présent à Drawing Now 2025. « Note to Self », de Kiefer. Anselm ? Non, Gideon ! Courtoisie de l’artiste et de la galerie Martin Kudlek
Pour autant (et, attention, je ne parle pas ici spécifiquement de ce salon « chaleureux », ambiance bon enfant, où les prix restent relativement abordables), face à la boulimie actuelle du commerce Grand-Avalou de l’art, gorgé de parasites ayant des allures de traders vampiriques, et à la guerre massive des egos avec la signature-trophée blasonnée de l’Artiste religieusement choyé, « c'est un Machin, c'est un Truc, ça vaut tant, patati patata », nul doute qu’un truc de taille, logé certainement du côté d’une certaine pureté désintéressée (anonymée), s’est largement perdu en route (heureusement, pour info, il y en a encore, à l’heure actuelle, qui font de la résistance, donc un certain Anselm Kiefer, plasticien allemand, né en 1945 à Donaueschingen, qui refuse que ses œuvres soient étalées dans une foire marchande. Pourquoi ? Parce que, connu pour ses prises de position sur le marché de l’art et son refus de prendre part, contre son gré, à certaines pratiques commerciales, en particulier celles liées aux foires d’art, qu’il considère comme un environnement qui dénature l’art, il privilégie très largement des expos dans des musées et des espaces dédiés à l’art (centre, lieu patrimonial, galerie, etc.), où il peut mieux contrôler la présentation de son travail). Et, question « grandeur noble de l’art », ce documentaire inédit éclairant, au-delà de sa mission de base - focus sur l’art pariétal renversant -, était là, d’une certaine manière, pour nous le rappeler, magistralement (l'art à distance du fric des richards et du label déposé), et humainement (au-delà de l'artistique), avec la force de l’évidence chevillée au cœur de la grotte. Merci le service public (France 5) et merci, infiniment, aux artistes aurignaciens terriblement aventureux, et un brin fantasques. Non pas amen, au final. Mais alléluia !
Un doc fort éclairant sur la relation Bacon/Freud, entre amour et désamour
- Soho, Londres, dans les Seventies (1974). So what ? La présence dans l’objectif d’Harry Diamond de deux monstres sacrés du XXe siècle de la peinture figurative : Francis Bacon et Claude Bernard, oups... pardon, Lucian Freud (ressemblance physique avec le fameux, et feu, galeriste parisien). C’est qui le plus génial ?
Bacon/Freud, deux gros morceaux de la peinture figurative du XXe siècle : alors, qui était le plus grand des deux ? À mes yeux, Francis Bacon, y’a pas photo ! Allant plus loin, me semble-t-il, dans l’aventure de la figuration/défiguration humaine, comme s’il prolongeait la geste radicale du cubisme et de la figuration libre de Picasso, pour venir ausculter au plus près, entre le bien et le mal, l’urgence et le chaos, le feu et la glace, le genre humain. Pour autant, dans son obsession presque fétichiste à représenter le réel (notamment la crudité de la chair humaine, dont la vieillissante), Lucian Freud n’est pas en reste, il est un artiste, de son côté, tout à fait estimable, si ce n’est admirable également, voire un « peintre de toute première importance », bref ce n’est pas un second couteau, loin s’en faut ! Néanmoins, à mon avis, et n’en déplaise aux aficionados nombreux de feu Lucian Freud (j’en connais encore aujourd’hui un certain nombre), l’éclat du génie est résolument du côté de Bacon - c’est comme ça, que voulez-vous. Cela résulte de la force de l’évidence quand on fait face à une peinture impériale de Bacon, enchâssée dans son cadre doré, elle s’impose directement, avec un impact visuel terrible, par elle-même (et les mots, bien souvent, sont complètement inutiles, eh oui que peut le verbiage face à l’absoluité du « soleil noir » de la peinture ? Van Gogh en sait quelque chose, il y a laissé des plumes et une oreille), cela fait « toile de maître » et « grand peintre » et, indéniablement, il l’est.
- Francis Bacon, « Étude pour un portrait de Lucian Freud », 1964, huile sur toile, 198 x 147,5 cm, La Collection Lewis. Tableau présent dans l’expo « Francis Bacon. Présence humaine », jusqu’au 8 juin 2025, Fondation Gianadda à Martigny, Suisse
Autre chose, et c’était donc l’angle cardinal de ce passionnant documentaire : pourquoi tant d’attraction, d’amour, pendant les années 1950, avec pour arrière-plan les bars de Soho et les excès du Swinging London (Bacon était homosexuel et Freud, hétéro), et de désamour par la suite (les seventies), entre ces deux hommes ? Ils n’ont cessé de se regarder l’un l’autre, tout en regardant le monde, pour le « portraiturer », et regarder en eux-mêmes, du côté de la grandeur et de la misère de la condition humaine, afin d’explorer, au scalpel, la psyché humaine - concernant Lucian, on n’est pas petit-fils de Sigmund Freud (1856-1939), père de la psychanalyse, pour rien !
- Lucian Freud et la Reine mère d’Angleterre. Ouf, à ma connaissance, il n’a pas tiré le portrait de la vieille « Dame de fer » Thatcher !
Tout d’abord, au niveau trajectoire existentielle (le documentaire, très instructif, contient beaucoup d’archives et de témoignages directs), ils ont un point commun, avec un fort sentiment d’exil : Francis Bacon, âgé d’à peine 16 printemps, et alors qu’il était en conflit avec son père, quitta sa famille anglaise installée en Irlande. Lucian Freud, fils de l’architecte Ernst L. Freud, le quatrième enfant de Sigmund, fuit Berlin avec ses parents après la prise de pouvoir par les nazis et il fut élevé, grâce à l’élévation familiale depuis Vienne dès 1933, dans les meilleures écoles anglaises. Lucian Freud a rencontré Bacon par l'intermédiaire du peintre londonien Graham Sutherland (1903-1980) : les chemins de ces deux artistes se sont croisés en 1945 à Londres, d’emblée l’admiration le dispute à la rivalité entre les deux, leur rapport mouvementé ayant pour toile de fond Soho, quartier mythique de l’avant-garde et des nuits chaudes. Une photo en noir et blanc les réunissant tous deux à Soho (prise en 1974 par Harry Diamond, désormais considéré, via le Times, comme l'un des héros de la photographie britannique du XXe siècle - elle est actuellement une pièce de musée de la National Portrait Gallery de Londres), est devenue, au fil du temps, légendaire, leur magnétisme réciproque y est évident. La styliste Bella Freud, qui était « fascinée par le caractère bien trempé et les avis tranchés et assurés de (son) père », signale : « Ils étaient amis à l'époque et leur affinité transparaissait. Ils étaient complètement obsédés par la peinture. (...) Je me souviens d'un jour où mon père avait organisé un déjeuner, ce qu'ils ne faisaient jamais. Francis est venu. Ils discutaient tous les deux. On aurait dit une pièce de théâtre. [C'étaient] les personnes les plus cool de la terre. » Certes, les plus « cool », mais au vu de leur peinture respective, existentielle, expressive et dé-figurative, comme étant celle d'un écorché vif brûlant la chandelle par les deux bouts, parmi les plus tourmentés. Enfin, Freud, et sa peinture en témoigne (elle est moins déconstruite, surtout au début, il a d'abord fait une peinture lisse, réaliste et naturaliste, marquée par « la nouvelle objectivité », courant artistique des années 1920 en Allemagne, puis, après, il a gagné en assurance, sa peinture est devenue épaisse, boueuse, matiériste, ses coups de pinceaux sont davantage apparents, affirmés) : « Il peignait assis et, d'un coup, il s'est mis à peindre debout », dixit Sophie de Stempel), était plus sage, « bon père » de famille. Bacon, lui, soiffard notoire, écumait régulièrement les bars de Soho, à tel point que, dans le doc, on entend encore Stempel, alors étudiante à cette époque-là (elle posa pour Freud et rencontra Bacon au Colony Room Club), dire à propos de cette enseigne-culte que c'est tout bonnement lui « qui en faisait la renommée, étant quasiment payé pour y boire ! »
- Francis Bacon (détail d’un dessin), la mèche rebelle, par Lucian Freud, et qu’est-ce qu’il a bien fait les cils !
Et, ne l'oublions pas, Bacon se servait du chaos, de l'accident, pour créer. Il jouait beaucoup (on le voit toujours, avec sa bonne bouille de bébé joufflu, riant, voire rigolard, dans les interviews filmées faites de lui), il aimait le jeu, la roulette, l'accident, « la froideur de la chance », tombant de manière absurde, au p’tit bonheur la chance, donc. Voir la roue tourner au casino, perdre ne le gênait pas, au contraire, c'était son destin, de gagner ou de perdre, il allait aux courses de chiens, il aimait ce milieu mal fréquenté, être entouré de « bad boys », même s'il détestait la violence physique, il appréciait tout perdre pour ainsi se mettre en danger, ne plus avoir d'argent, et peindre coûte que coûte, afin de s’en sortir. C'était un joueur-né. Il aimait l'argent, juste pour le dépenser, et s'offrir le frisson avec des mises risquées. Lorsque son triptyque jaune de 1969 sur Freud, Trois études de Lucian Freud, a été vendu 142 millions de dollars à New York (au fait, un autre triptyque jaune de Bacon, collection Anthony Hopkins, vient de disparaître dans les incendies, en janvier dernier, de Los Angeles et, toujours en termes de disparition, un portrait dessiné de Francis Bacon par Lucian Freud, d'une ressemblance parfaite, on y retrouve sa tête cabossée de gargouille, aux yeux presque trop grands, animée d'une espèce de mèche folle, a hélas disparu lors de son exposition à Berlin en 1988), un journaliste lui demande : « Qu'est-ce que ça vous fait d'être le peintre le plus cher du monde ? » Lui : « Rien, absolument rien. » Sa vie, c'étaient son atelier et son combat, ou amour vache, avec dame Peinture et, dans le quotidien, il s'étourdissait, histoire de nourrir sa peinture existentielle et expressionniste, en s'autorisant quelques sorties de route (des amants conflictuels, une vie de bohème). Ainsi, Bacon notait : « Ma vie est une dérive, je picole de bar en bar. » Les bars formaient un triangle, ça facilitait les allées et venues, et cela participe, tout compte fait, de sa mythologie personnelle (à dire vrai, ces bars, il ne les fréquentait pas tant que ça, son objectif numéro un étant tout de même, et résolument, la peinture). Dans les bars, Bacon, très ouvert, parlait à tout le monde, mais dès que Freud y entrait, il focalisait direct sur lui, fasciné par ses deux grands yeux verts scrutateurs et son charisme de dandy, « Francis a toujours admiré mon élégance », commente, sans la moindre modestie, Lucian Freud. Dans les années 50, début, ils se voyaient alors tous les jours. Ils faisaient bande à part, ils se sentaient comme « supérieurs », ils se sont tous deux tournés vers le portrait. Bacon : « Je me tue à figer le temps. » Ils n'ont certainement pas eu de rapports intimes (Freud était hétérosexuel), mais Bacon, qui n'a jamais caché son homosexualité (ce qui était risqué car, dans les années 1950, c'était encore perçu comme une tare, voire un crime), était vraiment excité par la présence de Freud.
Bientôt, et tant mieux, le documentaire laisse de côté les anecdotes du quotidien pour se concentrer sur leur obsession commune, la peinture, et pour focaliser sur l'influence de chacun sur la peinture de l'autre, notamment dans leur rapport au portrait et au médium photographique.
Enfin, le film se concentrait sur, via l'art du portrait, leur lien avec la photo, et les modèles, parfois communs. Par exemple, ils se sont « partagés » Henrietta Moraes, une très belle femme (artiste britannique), plantureuse, bien en chair. On apprend notamment que Francis Bacon préféra, avec le temps, utiliser la photo pour se passer du modèle vivant, car en présence de ses amis dans son atelier bordélique au possible, il avait du mal à « déformer » leurs corps. Freud, bien au contraire, sollicitait la présence de personnes vivantes dans son atelier (dont des célébrités, notamment la Reine d'Angleterre, Élisabeth II (1926-2022), et la mannequin Kate Moss, alors enceinte).
- Effervescence. Francis Bacon, galerie Claude Bernard, Paris, janvier 1977. Solo show bouillant !
« On peint moins le sujet que soi-même, disait Bacon. Quand je regarde un Rembrandt, j'apprends plus sur le peintre que sur le modèle lui-même. » Freud peignait chaque tableau, telle une mèche de cheveux rebelle de Bacon, comme si sa vie en dépendait ; Lucian croyait beaucoup en l'individualité de tout. Francis Bacon, prendre ses proches comme modèles, il aimait moins, n'osant point les déconstruire, on l'a vu, préférant peindre d'après des photos d'archives. La photographie, « enregistreuse neutre du réel », lui permettait de gagner en objectivité : il voulait éviter le pathos et il redonnait par la peinture le mouvement qu'elle lui avait retiré, dixit Yves Peyré, critique et poète spécialiste de Bacon (cf. son beau livre d’art Francis Bacon ou la mesure de l'excès chez Gallimard, août 2019). Freud a déclaré : « Je ne peins que les êtres qui me sont proches. Et il n'y a pas plus proches que mes enfants. Donc, je les peins, habillés ou nus. » Lucian faisait des tableaux de jour et des tableaux de nuit, car la lumière est différente. Les modèles, dans son atelier, pouvaient y passer la nuit ; Freud ne dormait pas pendant ces « sessions », il était dans une sorte de transe chamanique, apprend-on dans le doc, et « il testait votre résistance, et ainsi son pouvoir sur vous », selon un modèle.
- Kate Moss et Lucian Freud. Qui est le plus star des deux ? Pour les férus d’Arts plastiques, y’a pas photo, c’est le vieux Monsieur à droite !
Puis vint le « clash » entre les deux artistes, dans les années 1970. Bacon et Freud se sont brouillés, ils cessèrent alors de se fréquenter. La jalousie (plutôt du côté de Bacon, « le Soleil irradiant », à l'égard du discret Freud, se méfiant, pour ce dernier, comme de son ombre des photographes paparazzis le traquant dans les rues pour essayer de l'immortaliser) joua un rôle. Freud a été décrit dans les médias, au moment de son expo-rétrospective majeure à Beaubourg (printemps 2010), comme « le plus grand peintre réaliste vivant » (son aîné Francis était alors déjà mort). « Bacon m'a dit qu'il n'aimait pas la peinture de Freud, il aimait sa personne, sa conversation », dixit Yves Peyré. Ce qui a brouillé les deux hommes, au milieu des années 70, sur fond d’envie, de tensions et de rancunes, c'est que Freud n'était plus le second, il commençait à être bien considéré. Cela agaçait fortement Bacon ! Et Freud, de son côté, au sujet d'un artiste, pensait qu'on peut critiquer un homme pour la personne qu'il est, mais pas pour son travail ; il avait peut-être appris, par une tierce personne, que Francis Bacon n'appréciait guère sa peinture et... ça peut faire mal. Bacon aurait aimé, sur la fin, avoir Freud comme ami. Une fois, sur le tard, ils se sont croisés dans un restaurant, par hasard, à Londres. Bacon était alors en compagnie de son assistant particulier (factotum). Il attendait que Freud vienne le saluer, mais celui-ci, accompagné d'une superbe jeune femme, l'a littéralement snobé, sans jamais le regarder. Ça a beaucoup affecté Bacon : le vieil homme snobé par un « jeune homme » (écart d'âge entre eux, 13 années les séparent). À la mort de Francis, Freud était en fait triste qu'il soit mort seul à Madrid (le 28 avril 1992). Clap de fin. Il nous reste maintenant leur peinture, entre accords et désaccords, pour se laisser « habiter », ou visités, encore et encore, par eux.