Roland Topor n’a pas dit son dernier mot
par Babar
jeudi 20 décembre 2007
Roland Topor est mort il y a dix ans. Son ami, le photographe Daniel Colagrossi, lui rend hommage dans « Topor traits », un livre qui ressemble à cet artiste complet. Rencontre avec Daniel Colagrossi, à l’occasion de la parution de son livre « Topor traits » qui vient de paraître aux éditions Scali.
Ecrivain (Le Locataire, repris au cinéma par Polanski, c’est lui), dessinateur, affichiste, peintre, dramaturge (L’Hiver sous la table, c’est lui), homme de télévision (Téléchat, c’est lui), auteur de chansons (reprises notamment par François Hadji-Lazaro) et de cinéma (certains décors du Casanova de Fellini, c’est lui), acteur (le « fou » du Nosferatu de Werner Herzog, c’est lui), Roland Topor aura tout fait. Et bien fait. Y compris l’amitié qu’il a réussi par dessus tout.
Topor traits est un fatras. Mais l’on sait bien depuis Prévert que le fatras n’est pas le fouillis. Un livre non linéaire et non chronologique. Ni thématique. Même si la même idée imprime son filigrane de page en page, comme un ruisseau d’acier tortueux dans un champ de gouache.
Topor traits est un livre panique. Sans début et sans fin. Kaléidoscopique. Fragmentaire. Impossible d’approcher l’homme Topor et son œuvre autrement que par le fragment.
On l’ouvre comme on ouvre une porte. Mais pas une porte
ouverte. Une porte dérobée. Daniel Colagrossi est un guide discret qui ne nous
force pas la main, mais nous entraîne dans l’univers familier et amical de l’un
des plus grands artistes de notre époque.
Il a rassemblé les témoignages des amis de Topor. Impossible de les
citer tous, la liste est longue !
Mais on trouve dans cet ouvrage les contributions de Nougaro, Gébé, Desclozeaux, Gabriel Matzneff, Jacques Sternberg, Alejandro Jodorowsky, Bob Swain, Roland Jaccard, Luis Rego, Jackie Berroyer, Claude Confortès, François Hadji-Lazaro, Marcel Moreau, Bernadette Lafont, Daniel Spoerri, Willem, Christian Zeimert, Selçuk, Olivier O. Olivier, Jean Michel Ribes...
Un ouvrage participatif où Daniel Colagrossi est un metteur en scène, en page. On tourne une page, puis l’autre. On feuillette, on lit, on s’attarde sur un dessin.
Topor traits, c’est comme le catalogue d’une exposition permanente. Un catalogue raisonnée, mais pas raisonnable. Ce n’est pas une biographie. Presque une autobiographie. Pas les mémoires d’un vieux con (ça, Topor l’a déjà écrit). Pas un livre de photos, ni de dessins. C’est un hypertexte. On lit, on saute trois pages. On revient dix pages en arrière. Une mise en abîme. On peut le lire d’un bout à l’autre. Ou le brûler par les deux bouts. C’est un recueil de pensées amicales. Mais pas de recueillement éternel.
Daniel Colagrossi a rencontré Roland Topor dans un bistrot parisien en 1982. Ensemble, ils ont bu le vin des rues. A l’époque, Daniel Colagrossi n’était pas photographe. Et puis il l’est devenu. Comme il est devenu l’ami de Roland Topor. Comme il est devenu l’ami de ses amis...
Olivier Bailly : Commençons par la fin. Dans ce
livre de témoignages amicaux, le dernier est celui de Topor lui-même, sur
lui-même. Un texte qui rassemble tous les autres textes, mais
surtout qui interroge. Qui est Topor demande Topor à propos de
lui-même. Le mystère reste entier.
Daniel Colagrossi : Il y avait tellement d’idées mal
ficelées de la part des soi-disant critiques ou journalistes à son insu que
pour essayer finalement de rééquilibrer cette situation, au lieu de manifester
son désaccord ou son mécontentement, il a dû se dire « je vais parler de
la personne qui connaît le mieux Roland Topor, c’est-à-dire moi ». Ce
n’est peut-être pas tout à fait ça car il avait suffisamment le sens de la
dérision pour le projeter après dans un contexte de travail.
On lui reprochait de s’éparpiller un petit peu trop à la
fois dans le dessin, la peinture, le théâtre, etc. Et j’ai eu un soir une
conversation avec lui. Je lui ai dit c’est vrai tu t’éparpilles, mais je vois
toujours Roland Topor dans cet éparpillement. Que tu sois dans le
contexte du dessin, du théâtre ou d’une émission télévisée, le créateur Topor
est toujours présent. Bien sûr, il s’adapte suivant les techniques qu’il
exploite, mais tu restes toujours égal à toi-même dans la projection de ton
travail. Il m’a répondu « oui, je crois que je reste assez proche de ce
que je fais et tu es un des rares qui m’en parle et me le dise d’une manière
aussi franche ».
OB : La construction de ton livre correspond d’ailleurs à ça.
C’est une collection raisonnée. Un ensemble de témoignages très différents les
uns des autres dans leur forme et leur intention, mais qui donnent tout son
sens et sa cohérence au bouquin.
DC : C’est ce que je voulais, en fait. Evidemment quand tu pars avec cette idée en t’adressant à autant de monde, tu ne peux pas espérer obtenir la finalité du bouquin, ça c’est la bonne surprise. Mais je voulais un témoignage assez léger et précis des personnes qui ont pu le côtoyer soit dans le travail soit dans le rapport amical. Je voulais un témoignage qui reconstitue non pas de manière formelle, mais de manière éparse la colonne vertébrale à la fois de l’homme et de l’artiste. Et ça s’est fait presque naturellement. Parce que je n’ai pas eu à insister auprès des personnes à qui je m’adressais. Elles ont répondu d’une manière presque naturelle au projet alors que je ne le définissais pas comme tel. Je leurs demandais juste des témoignages. Mais je crois que la personnalité de Roland et le souvenir de cette personnalité est resté tellement imprimée que c’est normal qu’il transparaisse. C’est ça la magie de la situation, c’est qu’il a laissé une telle trace d’étonnement et d’état de fraîcheur dans le rapport, le travail, qu’il y a, je pense, peu d’artistes qui peuvent se targuer de laisser cette empreinte.
OB : As-tu essuyé des refus ?
DC : Oui. Peu. Deux, trois. Ça m’a étonné dans le sens où ce sont
personnalités artistiques qui ont des engagements dans des mouvements où ils
ont développé l’idée d’un travail sans école, sans principe rigoureux si ce
n’est celui du résultat et ils se conduisent comme de bons conservateurs.
Je ne m’attendais pas à avoir autant de témoignages, et
venant de gens comme Daniel Spoerri, Luis Régo ou Bernadette Laffont ou
d’autres. Ils m’ont écouté, m’ont donné du crédit, mais surtout parce que
c’était Roland. Ils ont senti que j’étais proche, que je n’essayais pas de
faire un travail pour vivre sur son cadavre
et que j’essayais de projeter quelque chose. Je suppose.
Je suis allé en Belgique, il y a un mec qui a une revue à
Spa qui m’a répondu, un autre qui a une maison d’édition, le Daily Bull, qui
m’a répondu, alors que je ne les connaissais pas. Donc ça c’était la bonne
surprise. Mais ça c’était la mémoire de Roland qui était présente.
OB : Avec ce livre, on devine qui est Topor, mais son œuvre
demeure inexplicable. Il résiste à l’analyse.
DC : Il résiste effectivement à l’analyse. Parce que ça a été un résistant de tous les mouvements sociaux, que cela soit le snobisme dans l’art contemporain, la conscience du copinage dans le cinéma ou dans le théâtre, etc., il a toujours résisté. Bien sûr, je crois que c’était un acte qu’il désirait, mais sa résistance réside dans le fait qu’elle lui permettait aussi de se projeter dans une partie de sa conscience créatrice en l’étonnant. Avant de vouloir étonner les autres, il a toujours voulu s’étonner lui-même. Dans le sens où il ne s’imposait pas un mécanisme bien réglé du travail de la créativité. Par contre, la contrepartie à cette volonté c’était qu’il fallait sortir des idées tout le temps et j’ai ce souvenir où Roland n’était pas angoissé parce qu’il n’avait pas d’idées, mais enfin ça fusait de partout quel que soit le sujet ou les circonstances. Il y avait tout le temps un foisonnement d’idées. Ça n’arrêtait pas. C’était un puits. Mais un puits sans vérité. Je crois qu’il ne se préoccupait pas tellement de la vérité du puits !
OB : La couverture de Topor traits illustre bien qui pouvait être
Topor. Malgré son visage caché par son bras, on le voit. On voit qui il est.
Malgré les apparences il ne se dissimule pas, mais se dévoile.
DC : C’est ça, Roland : il faut aller le chercher. En essayant d’écarter les idées reçues qui se sont accumulées sur sa personnalité. Ce n’est pas tout à fait inexact non plus, mais... Par exemple on lui a toujours reproché d’avoir un humour noir, grinçant, scatologique, tout ce que tu peux accumuler comme reproche. Bien sûr, on peut le lui reprocher. C’est vrai qu’il joue avec la merde, mais il ne le fait jamais gratuitement. Il y a toujours un sens dans ce que fait Roland et c’est toujours en relation avec soit une idée qu’il a entendue, soit une situation sociale qui impose cette merde. Quand il écrit « Da Vinci avait raison » - la phrase de Da Vinci c’était « trop de gens laisseront derrière eux des latrines pleines » -, lorsqu’il écrit sa pièce de théâtre qui se passe dans une maison de campagne où les canalisations sont bouchées, où la merde monte, il y a un cadavre, le commissaire, etc., tout le tissu social se retrouve les pieds dans la merde. Parce que volontairement ou non c’est eux qui projettent ça, ces flux de pression fécale !
OB : Tu as rencontré Topor dans un bistrot parisien. Penses-tu
qu’aujourd’hui les conditions soient réunies pour rencontrer des gens comme ça
dans de tels lieux ?
DC : Oui et non. Oui, parce que les bonnes surprises font toujours
partie de ce monde même si elles se font de plus ne plus rares. Non, parce que
je crois qu’hélas la virtualité de l’informatique a pris le pas et qu’on ne
vient plus dans les cafés pour discuter, mais parce qu’on y a un rendez-vous,
pour vivre des thèmes, etc. Les rencontres se font par blogs interposés ou sur internet avec des pages mises en ligne pour ça. Je crois que la jeunesse non
seulement n’est pas attirée par ce phénomène, mais elle ne le vit, elle n’a pas
été éduquée. Moi, je n’étais pas fait pour rencontrer Topor. J’étais cuisinier,
j’étais en train d’apprendre un petit peu le chant lyrique, je ne connaissais
même pas du tout le dessinateur Topor. Quand on m’a dit que c’est lui qui avait
fait Téléchat, j’étais un peu comme les jeunes maintenant : j’avais vu
Téléchat, je connaissais Téléchat, mais je ne connaissais pas Topor. Je n’étais
pas fait pour ça, mais il y a eu un concours de circonstances qui a fait que le
ciment a pris.
Est-ce que les écrivains ou les animateurs viennent dans les
bistrots, je ne le crois pas. Parce qu’il y a de telles tensions qui se créent
comme ça autour des célébrités que les clients ne sont même pas conditionnés
pour pouvoir les accepter, les recevoir, donc les distances, les écarts se
creusent déjà sur le fait qu’on n’est même
plus capable de leur adresser la parole normalement, de manière polie.
Il n’y a plus le lien collectif qui pouvait exister avant dans la mémoire
sociale des bons ou mauvais rapports et même des bastons.
OB : Il y a toujours des gens qui s’intéressent à Topor, pour
le défendre, en parler. Topor n’est pas mort. Je pense par exemple aux éditions
Hermaphrodite. A quoi peut-on attribuer cette permanence ?
DC : Hermaphrodite ce sont des résistants. Dans le contexte de l’expression artistique. On peut ne pas être d’accord avec ce qu’ils font, mais au moins ils essaient de s’exprimer d’une autre façon, d’une autre manière, il y a une résistance, quoi. C’est ce dont nous avons besoin. Finalement l’article du Time qui reprochait à la France de ne plus avoir d’artistes ou de culture propre, sur ce plan-là il est juste. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’ils disent, mais on est trop dans la conformité de l’art qui est géré officiellement par les musées, les écoles. La jeunesse veut tout de suite réussir.
OB : Roland était plus reconnu à l’étranger de son vivant qu’en
France.
DC : En France il était connu, mais rejeté. C’est ça le problème. En Allemagne, en revanche, c’est autre chose. Roland était juif, il pouvait représenter tout ce que la conscience allemande pouvait rejeter par effroi, eh bien pas du tout, au contraire. En Allemagne, quand ils ont décidé qu’une idée correspond à la projection de l’organisation de leur boulot, ils n’en ont rien à faire du cursus du mec. Ce qui les intéresse, justement, c’est l’idée. Et Roland, au niveau des idées, il était un mec hors pair. Je crois que c’est pour ça qu’il était beaucoup plus apprécié en Allemagne, en Hollande... Pour Ad Petersen, qui participe au livre et qui était responsable du musée d’art moderne d’Amsterdam, c’était pareil. Il était à la pointe de la présentation des artistes contemporains internationaux. Et ce qui l’intéressait, lui, c’était l’idée. Si un artiste arrivait avec une idée étonnante, nouvelle où avec une idée qu’il pouvait mettre en porte-à-faux avec les idées reçues, il était le bienvenue. En France on ne sait pas faire. On est encore sous l’emprise des salons. Il faut savoir se présenter, être bien habillé, avoir le ton, la politesse...
OB : Et ne pas rire trop fort ! Car il faut bien parler de
ce fameux rire de Topor qui traverse ton livre.
DC : Un rire qui était tout sauf étranglé. Marcel Moreau a écrit dans le livre un très beau paragraphe, là-dessus. On est bien obligé, c’est vrai, d’en parler de ce rire. Un rire effrayant, angoissant, fédérateur, libérateur. Organique. C’était un rire qui lâchait des forces organiques au niveau du ventre avec son angoisse, sa dérision, suivant les blagues qui précédaient le rire.
OB : Dans Topor traits, il ya autoportrait, évidemment...
DC : Au départ je voulais mettre Topor par la bande
parce que je pensais au billard. Il y avait toujours des gens autour de Roland
qui pouvaient ne pas s’apprécier, mais lorsque Roland était là, comme il était
fédérateur, par la bande on arrivait toujours à réunir quelque chose. Et puis,
à juste titre, on m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas de bande avec Roland.
C’est un peu comme avec le mouvement Panique, ça se réunissait et puis ça se
dispersait. C’est vrai. Alors je ne pouvais pas mettre ce titre. Roland avait
des amis, mais pas de groupe constitué.
Ça se constituait autour de lui au moment d’un rendez-vous
par exemple, mais, après, tout se dispersait.
OB : Il y a un seul domaine où Topor ne s’est pas investi,
c’est la photographie.
DC : C’est le problème de la mécanique. Non pas qu’il ne pouvait pas la maîtriser, mais se trimballer l’appareil... Je vois mal Roland gérer ces questions. Je crois qu’il a dû le rejeter au départ à cause de ça. Par contre, rien ne pouvait arrêter Roland dans l’envie de dessiner. Il n’avait pas besoin de crayons de couleurs, d’encre, etc., il dessinait. Il prenait une allumettes, il colorait avec du vin, du café, des cendres, rien ne l’arrêtait. Il faisait des esquisses un peu naturellement, un peu comme on respire, quand il voulait chiader, qu’il y ait de la couleur, tout ce qu’il y avait autour de lui lui servait à rehausser, à définir ce qu’il était en train de dessiner.
OB : Quand tu as eu fini ce livre qu’as-tu appris de Topor que
tu ignorais auparavant ?
DC : Ce qui a surgi c’est le fait de laisser dans la mémoire des proches, que j’ai pu contacter, un souvenir aussi puissant. Ce qui a surgi aussi c’est que toutes images négatives qu’on a pu lui mettre sur le dos, je ne dis pas qu’elles n’existent pas, mais elles glissent, elles s’effacent. Malgré cet état de franchise qu’il pouvait avoir, franchise non pas dans le sens « je vais dire la vérité », mais « je dis ce que je pense », ce qui est différent. On n’est pas dans le contexte de la confession catholique, je suis là pour respecter la règle de Dieu. Non. Quand tu vois ce qui ressurgi au travers des témoignages du livre, tu te dis qu’il a quand même laissé derrière lui une empreinte forte. Si j’avais donné de l’argent aux gens pour écrire, on n’aurait pas eu le naturel et l’instinct qu’il y a dans les textes. Et ça c’est le reflet de Roland. Il y a une action vivante, un courant qui existe. Il n’y a pas de rupture entre le personnage qui a vécu et qui a laissé ces traces et les témoignages. Je crois que ça va rester une référence pour Roland, ce livre, grâce à ça.
Crédit photos : Daniel Colagrossi
Topor traits. Photos, souvenirs, inédits. Editions Scali. 29 €.