Rouler

par Sandro Ferretti
lundi 24 octobre 2011

Puisque c’est la rentrée littéraire (tiens, on ne savait même pas qu’ils étaient partis) et pour vous éviter de déboiser inutilement les forêts amazoniennes, je vous propose de faire un « one shot », comme disent les amerloques. Une seule balle, dans le cœur de la cible. Ce sera « Rouler  », de Christian Oster. Un roman pour ne rien dire, ou plutôt pour dire l’inverse. Une road-story sobre et dépouillée. Une histoire sans histoires, ni queue ni tête, ni début ni fin, un bouquin qui remplace l’histoire par la géographie. Celle des cartes routières comme celle des vagabondages du cortex. Un livre sobre, digne, à mille lieues des moiteurs vulvaires des Angeot, Breillat et autres Despentes. Loin de la carte et des territoires jambon-beurre Houellbecquiens. Un écrivain, je vous dis. Un qui, sans doute, n’a rarement autant fait honneur au jeu de mots sur « l’écrit-vain ».

J’ai failli titrer l’article « Volvo » (« je roule », en Latin), mais je ne suis pas payé pour faire de la pub aux carrosses réfrigérés des cadres supérieurs et professions libérales. Et puis, plus personne ne cause latin.

Et pourtant, c’est de cela qu’il s’agit dans le dernier roman de Christian Oster. Rouler. Tailler la route, faire défiler les arbres et les pointillés, écluser les averses auvergnates d’un coup de balai d’essuie-glace. Sisyphe de la route, qui tourne en rond comme le pneu sur la jante.

« J’ai pris le volant vers 13 heures 30, j’avais une bonne voiture et assez d’essence  », dit la phrase d’amorce du roman.

Comme il n’y a pas de « héros » (quel terme idiot…), il y a juste un narrateur, dont on n’apprend qu’à mi- livre (et encore, il faut être attentif) qu’il se prénomme Jacques. Qu’il a quitté Paris seul, sans plus de raisons qu’une fiente de pigeon vient s’écraser sur votre blazer tout neuf. Parce que c’est comme ça, et puis c’est tout.

Il est seul, il ne fuit rien de particulier, il ne raconte pas sa vie. On sait juste qu’il a un fils qui l’appellera deux fois, sur son portable qui sonne peu.

Sans « intrigue » (quel mot à la con, comme si le lecteur devait être intrigué pour lire), on sait juste qu’on se dirige plutôt vers le Sud, vers les Alpilles. Bien sûr, il y aura des haltes, des pleins d’essence à la station service du temps qui passe, dans des stations Avia délabrées du Cantal. Quelques auto-stoppeurs qui traversent le champ de la caméra intérieure du narrateur, c'est-à-dire son pare-brise zébré par l’essuie-glace. Parce qu’en plus, il pleut.

Quelques figurines féminines entre-aperçues, un vague copain de Lycée qui ressuscite pour quelques heures, des gites crasseux, des bouilloires qui font siffler le mauvais café sur le poêle, et puis il faut déjà rouler, alors tout cela finit en petits bouts d’histoires suicidées, c’est déjà dans le rétro.

C’est une fuite sans personne aux fesses, une cavale calme. Une quête du vide, un trop plein quotidien qui déborde. Jacques ne raconte pas sa vie, il ne fait pas de flash-back qui nous révèlent une blessure secrète, un drame caché, comme dans la littérature de gare (et certaines plumes fort connues, hélas). On n’est pas agressé par les « jamais », les « toujours », les « refaire sa vie » et autres insultes à l’intelligence qui parsèment les romans modernes.

Non, il ne fuit pas la femme de trop, le gosse de personne, l’enfance envolée, le viol secret. Oster a la narration sobre et pudique, il ne prend pas le lecteur pour un con. Il nous amène dans ce qui est le noyau dur l’humain, si on veut bien se garer un instant au bord de la route et regarder filer les voitures : une ablation du passé et une abolition du futur. Il roule, c’est tout.

Jacques est de ceux qui se regardent passer dans la rue, mais dont on ne sait même pas s’ils aiment ou détestent ce qu’ils sont devenus. Oster ne laisse pas de trace. C’est un tueur parfait de ces jours qui passent sans qu’on soit vraiment là pour les accompagner. Jacques ne laisse pas d’ADN. Roule, on te dit.

On ne sait pas s’il se rapproche (et de quoi, d’ailleurs ?) ni s’il s’éloigne. Ca dérangera les rationnels et les bien-pensants de permanence. Ceux qui estiment qu’on doit à toute force progresser (c'est-à-dire aller vers le meilleur, l’abouti, le construit).

Jacques laisse conduire la gratuité parfaite : tourner à droite sur le CD 112, et se manger plus loin de pleine face le camion de bestiaux dont le chauffeur en est à son cinquième guignolet-kirch. Ou bien aller tout droit sur la N 175, et s’arrêter dans un motel en périphérie d’un bourg, où la réceptionniste aura les yeux vagues de ceux qui regrettent déjà d’être nés. Et puis s’endormir sans rêves dans une chambre qui empestera le tabac froid, les chaussettes sales et le foutre rance.

Ou bien encore virer à gauche sur la D 113, déraper sur des bouses de vache fraiches dans un lacet, et finir tracté par Gérard Dugenou sur son Massey Ferguson, qui vous offrira dans sa ferme la Suze de trop, celle qui vous fera venir la goutte qui fait déborder les yeux. Et vous fera dire qu’il est bien tard.

Oster ne cède à aucune facilité. Son roman n’est pas une ode à la délectation morose, au nihilisme de supermarché. C’est un récit neutre, contingent, qui pue le hasard. Il ne parle pas d’amour, de politicailleries ou d’introspections complaisantes et douteuses, traditionnelles béquilles de « l’écrivaillon ». Ecrire une histoire sans histoires, ni début ni fin, sans héros qui « à la fin, ben, y meurt », cela implique naturellement une exigence ascétique du verbe, du mécano des mots et du sens. Le texte ne tient que par les mots, et pas les maux ou le pathos facile. L’écrivain est nu : il est obligé de montrer « les dessous de sa boutique ». Peu en sont capables.

Oster ne cède à aucune facilité, disais-je : son road trip ne se situe pas dans les contrées désertiques de l’Arizona, il n’y a ni cactus ni crotale qui traverse la route sans regarder sous les roues de la Buick, sur un vieux blues de Calvin Russell. Non, c’est chez nous, en France : villes, campagnes, bourgs et hameaux. Cette route n’est pas celle de Mc Carthy, la grande Bible païenne du 21 eme siècle. Ni celle de Kerouac. C’est juste celle d’ici, le grand terrain de nulle part avec de belles poignées d’argent où notre petite histoire finira. Elle sent la « Nationale 7 », pour ceux qui me lisent (ici ou ailleurs) depuis quelques années.

Pour autant, Oster ne cède pas non plus à la facilité du morbide. Certes, la faucheuse n’est jamais bien loin, au détour d’un virage, sous un orage plus fort que les autres. On la devine un peu sous la brume, dans la lueur des codes. En gros, on voit bien comment ça va finir, cette affaire. On n’est tout de même pas des bipèdes pour rien.

Mais non, Oster n’insiste pas, il a la mélancolie légère. Ou même pas de mélancolie du tout.

Il dit juste que « toujours », « jamais », ca n’existe pas plus que « droit devant ».

En fait, il dit juste que nous sommes seuls.

« Epicétou », comme disent les jeunes dans leurs SMS.

 

(1) « Rouler », de Christian Oster, Editions de l’Olivier, 176 pages, 15 euros.

(2) Christian Oster sait tout faire, du moins par la plume. Il a écrit des polars pour la Série Noire, puis des contes pour enfants (beaucoup), puis des romans. Notamment « Mon grand appartement » (Prix Médicis 1999) et « Une femme de ménage », aux Editions de Minuit, l’éditeur de l’acétique Jean Echenoz, dont il se rapproche un peu.



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