Se représenter le paradis

par Philippakos
vendredi 8 juin 2007

S’il est une représentation délicate ce serait celle du paradis. Elle fait appel à l’imaginaire de chacun et ne repose sur aucune base concrète. Les représentations paradisiaques évoluent au fil des découvertes biologiques et géographiques. A partir du XVIIIe siècle, la notion de paradis imaginaire tend à s’amoindrir à une époque qui devient cartésienne et où l’on supporte mal la référence abstraite. Mais représenter picturalement le paradis, cela revient à l’annuler, tout simplement parce qu’en concrétisant le rêve on tue son essence même qui est d’être particulier à chacun de nous. Pour perdurer, le paradis aurait dû rester pure abstraction.

D’abord remarquons que toutes les religions possèdent un paradis, ou équivalent. Dans le cas du christianisme, il est de deux natures, terrestre et céleste. Le paradis terrestre est celui que nous avons perdu, celui d’Adam et Eve. Le paradis céleste est celui auquel les chrétiens aspirent, ancré dans l’imaginaire de chacun et destiné à contrebalancer les souffrances terrestres. Dans les représentations comme dans les textes, les deux se confondent souvent en désignant ce qui pourrait être l’image du ravissement et du plaisir.

«  La religion décourage les représentations trop exactes du paradis : ce lieu de délices absolues où n’existent plus ni la faim ni la soif ni le temps, où les corps ressusciteront dotés d’une éternelle jeunesse au milieu d’une cour resplendissante emplie d’anges et de saints, ne pouvait donner lieu à une figuration trop précise » P. Bruckner, L’Euphorie perpétuelle (Grasset, 2000). Ajoutons à cela que représenter le paradis revient à représenter le bonheur, et quoi de plus relatif que cette notion-là ? Les mots sont plus aptes à enclencher l’imaginaire que la plupart des images qui se replient sur elles-mêmes en nous imposant une rêverie toute faite et donc rarement satisfaisante. Surtout quand il s’agit des désirs de chacun dont on peut supposer qu’ils ne sont pas identiques.

Dans l’iconographie, les représentations du paradis ont évolué à mesure des découvertes biologiques. Si jusqu’au XVIIe siècle la faune et la flore sont celles d’un pays occidental tempéré, les siècles suivants le représentent le plus souvent comme un pays exotique tropical humide. Les constantes restent l’eau, les plantes et les arbres, les animaux, bref la nature très arborée et accueillante, où l’homme peut vivre sans souffrance, avec à boire et à manger à portée de main. Les représentations de paradis citadins sont extrêment rares, pour ne pas dire inexistantes.

Récemment interrogés sur leurs croyances, une majorité de chrétiens avouaient ne plus croire à ce jardin des merveilles. Chez les juifs, le chiffre atteint 95 %. L’existence serait-elle devenue plus douce, ne nécessitant plus une projection hypothétique dans un monde imaginaire de félicités ? L’homme serait-il devenu plus pragmatique en séparant le réel de la fiction ? Il est toutefois intéressant de constater que la passion des citoyens pour l’horticulture explose quand la croyance au paradis décline.

Cette lente évolution date du siècle des Lumières, quand Voltaire écrivait : « Le paradis terreste est où je suis » Le mondain (1736). A la suite du tremblement de terre dévastateur de Lisbonne, il relativise ses mots, mais il lance l’idée majeure, contemporaine, que le monde peut devenir un somptueux jardin et qu’il n’est pas seulement une terre de désolation destinée à recueillir nos souffrances en attendant mieux («  L’Eden c’est toujours plus tard »). Au XVIIIe siècle pointe donc le concept, qui persistera, que le bonheur peut advenir maintenant. Cela touche aujourd’hui à la vie elle-même. Alors qu’au Moyen Age, l’individu était un mort en sursis, grâce à la science contemporaine l’homme moderne est promis à devenir immortel. Le décès lui-même n’est plus une fatalité mais une panne qu’on saura bientôt réparer. Il est patent que le paradis céleste ne pouvait perdurer face au culte du bonheur immédiat. Le paradis passe en moins de deux siècles de l’état d’onirique à celui de tangible. Les publicitaires en ont assez joué en inventant le mythe des îles tropicales aux danseuses habillées de colliers de fleurs, les plages aux eaux bleu turquoise, toujours baignées d’un climat qui ne connaît ni le froid ni même la pluie. Ce nouveau paradis-là est essentiellement visuel et laisse peu de place à l’imaginaire. Et comme tout bonheur sur mesure, il reste délicat parce qu’il s’épuise de lui-même dès qu’il se donne libre cours. « La terre promise est déjà une terre éternellement compromise » écrivait Jankélévitch. Pire encore, il risque fort de dégénérer : « La déconcertante facilité avec laquelle la poursuite d’un idéal peut déboucher sur son contraire  » I. Berlin. A force de trop jouer sur la même corde, la félicité peut se transformer en calvaire sitôt que l’imaginaire cesse de fonctionner.
Une représentation du paradis, les chrétiens l’avaient senti, relève du plus haut risque, celui de l’épuisement rapide ou tout simplement celui d’annihiler le rêve en puissance lové en chacun de nous. Représenter le bonheur est sans doute plus complexe qu’une image, si riche soit-elle.
Illustrations : Haut, Brueghel-Le paradis terrestre (vers 1600) Bas, Chagall- Adam et Eve chassés du paradis (1961)

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