Sébastien Charbonnier, Deleuze pédagogue. Apprendre : oser surmonter la peur de passer pour un idiot ?
par Virginie Le Chęne Parlant
jeudi 30 mars 2017
"Le doute hyperbolique de Descartes,
c’est du white spirite.
Chez Descartes, le doute est un infanticide…
On tue l’enfant en nous.
On efface tout… Pshitt… Tableau blanc ».
Sébastien Charbonnier.
« Le propre du savoir n’est ni de voir ni de démontrer, mais d’interpréter. »
Michel Foucault, Les mots et les choses,
Gallimard, Paris, p 55.
Comprendre...
Explorer l'environnement fait partie d'un besoin qui nous saisit dès l'enfance. Il n’est qu’à observer le bambin qui part à la découverte de son petit monde pour s’en rendre compte. Ce dernier tâtonne, imite, invente, tombe fatalement mais toujours se relève, et, par succession d’essais-erreurs parvient à surmonter ses difficultés. Le très jeune enfant le fait d'abord d'instinct. Il n'est qu'à voir la joie, le sourire, le rire inimitable, incroyablement naturel et communicatif du nourrisson en train de grimper sur un coussin pour comprendre combien l'exploration est irréductiblement liée aux sentiments (1). Cet éclat, cette part infinie de bonheur saisit le bambin dès qu'il établit une relation entre son action (par exemple lorsqu'il lance un objet) et les répercussions que cela va produire sur son environnement. En résulte des tentatives sans fin... Parfois, aussi, des frustrations et des pleurs. Ça ne l'empêche pas de recommencer, encore et toujours. Il expérimente son lancer, évalue sa « force », l'amplitude de son geste, fait des analogies, analyse le résultat obtenu, cherche à améliorer le point d'impact de son projectile, change les paramètres de poussée, les degrés d'angle... Obtient des courbes en cloche, des paraboles. Perfectionne le tir... Il fait de la physique sans le savoir. Et il aime ça !
Cette singularité du plaisir de découvrir, d’apprendre, perdure chez certains (2).
Étienne Klein (3), professeur à l'école centrale, directeur de recherche sur les sciences de la matière au Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA) a vécu cet état de grâce, cette passion, générés par l'attrait de la compréhension, cette jouissance immense de confronter sans cesse ses savoirs à ses observations, ses expérimentations. C'est « la joie singulière qui surgit dans un esprit lorsque enfin, lorsque soudain, il comprend ce qu'il cherchait à comprendre. Personnellement, je me souviens comme si c'était hier de mes premières joies intellectuelles, au collège puis au lycée : une démonstration mathématique qui devient soudain lumineuse ; un raisonnement abstrait, philosophique ou scientifique, qui fait mouche... Chaque fois, c'était une révélation, une jubilation. Comprendre, sentir la portée d'une idée ou d'un concept, percevoir sa beauté, découvrir la clé d'un raisonnement ou d'une découverte, cela vous déplace, vous transforme subitement en quelqu'un d'autre. Le réel soudain, vous répond. Se crée alors un contact qui procure qui procure une joie sans équivalent. »
Pourtant, à l’école, apprendre rime peu souvent avec plaisir.
Un grand merci à Sébastien Charbonnier d'avoir accepté la mise en ligne de cet extrait.
(Le son a été révisé.) Merci également à Gilbet Glasman.
A l’école, le problème, c’est ce dont on veut (se) sortir.
Le problème - ce n'est pas comme Etienne Klein l'a exposé, une énigme, un défi à relever, une joie singulière et lumineuse - c’est ce qui pose problème, nous explique Sébastien Charbonnier. Il existe, en effet, un côté castrateur de l’histoire de la philosophie - comme il y a un côté castrateur à l’école.
Exemple typique :
On nous donne un problème. Dans ce contexte, le problème donné, c’est ce qui n'est "pas bon pour nous". On veut rompre avec le "non – savoir", l’incertain. La réponse obtenue est « correcte » ou « non correcte »... Au vrai, il faut bien déterminer des critères objectifs... C’est commode, certes. On suppose qu’à réduire à toute force les variations, on tombe effectivement dans un fonctionnement administratif, purement descriptif, éloigné des surprises – résistant aux innovations, voire – et c’est le plus étonnant – hostile aux envolées intellectuelles, aux interprétations inventives.
L’élève - tout comme l'enseignant - a peur de « se tromper », de passer pour un « idiot ». L’image dogmatique de la pensée - c’est-à-dire la fausse image que l’on s’en fait - revient à s’imaginer que l’important, c’est Le Savoir, lequel est fixe, objectif, « Vrai ».
Car, en matière d'enseignement – comme en certaines philosophies telle celle de Descartes - on ne veut que : « Du vrai . » – ce que l’on recherche équivaut à la « Belle Vérité Pleine et Parfaite »
Dans ces conditions, poser une question est une forme de non savoir. La preuve d'un manque, d'une déficience. C’est la honte... « On ricane de la bêtise. » Cela s'exprime par des paroles d'élèves acides : "Hé, madame, tu n'es pas une vraie maîtresse, tu t'es trompée." Par des parents - très emportés - qui se perdent en soulignages de toutes sortes dans les cahiers. Par les enseignants pensant détenir la vérité.
Se tromper - scolairement - revient à perdre toute légitimité, constitue presque un crime. On tente donc d'y répondre radicalement en s'en excluant.
Pourtant, la bêtise est le premier cheminement menant au savoir. Avant de savoir marcher, l'enfant tombe. De même, avant toute maîtrise d'une technique, d'un savoir, on essaye, on se trompe. Il ne devrait y avoir aucune honte à dire des bêtises. Pour Bachelard comme pour Deleuze, ce qui compte, c’est - bel et bien - le problème, la construction, l'échafaudage. Pour Deleuze - souligne Sébastien Charbonnier - un problème c’est bon, c’est joyeux.
Le seul but est - ici - de : "Donner à penser".
Partir de l'insignifiant, n'a donc rien de répréhensible. Etre capable d'absorber tous ces faits futiles, paraissant anecdotiques, accumuler des formes de savoirs baroques sont donc choses utiles selon Deleuze.
Y aller... Ne pas avoir peur de dire des bêtises.
Développer le pluralisme des expériences.
Convoquer les confrontations avec autrui, ouvrir l'horizon des pensées.
Et - de ces multiples perspectives - de ces infimes variations, faire surgir l'intéressant.
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Conférence cité Philo du 19 / 11 / 11 intitulée : Deleuze Pédagogue.
(1) Le paramètre affectif est anormalement négligé à l'école.
( 2) Parfois, non, malheureusement.... Cf évaluation.
(3) Etienne Klein, Galilée et les indiens, café Voltaire Flammarion. P 48.
(4) Yves Citton l'énonce également « …nous ne pouvons attendre de disposer d’assez de connaissances pour nous lancer dans l’action. » P 64 .Yves Citton , L’avenir des humanités, économie de la connaissance ou culture de l’interprétation ? La découverte, Paris, 2010.
(5) Patrick Wotling dans l'excellente émission des Nouveaux Chemins de la connaissance, diffusée sur France Culture (Nietzsche - 2011.01.20 - Nietzsche, critique des philosophes et de la philosophie.) enfonce le clou.
Pour Nietzsche - Le philosophe, c’est l’esprit libre.
« Il reproche aux philosophes un manque de probité, un manque de droiture intellectuelle. »
« Se tromper tout en prétendant dire la vérité et qu’on est le seul à le dire. » - pour Nietzsche - est une « faute » impardonnable. A ses yeux « Ce sont tous des avocats sans le savoir… Des avocats de leurs préjugés qu’ils baptisent vérité. Ils sont très éloignés de ce courage. De la conscience qui s’avoue ce qu’il en est. Très éloignés de ce bon goût du courage qui donne à comprendre ce qu’il en est soit pour prévenir un ami ou un ennemi, soit par générosité et pour se moquer de soi. » La charge est vigoureuse, franche. Bref, Nietzsche ne les épargne pas.
Combien de gens éminents, interroge Nietzsche – par exemple des professeurs - donnent à leurs discours un ton objectif ? Une valeur d’objectivité scientifique ?
Naturellement - penser (dans le sens de décréter) détenir la Vérité - ça évite de (se) poser des questions - mais c'est également commettre une terrible imposture.
(6)
Penser, c'est donc se tromper, dire des bêtises. Oser.
« Les questions sont plus essentielles que les réponses » rappelle Carl Jaspers.
Mais reprenons le fil de la conférence....
Petites choses (utiles à rappeler selon Deleuze) pour penser : être bête et être un bon observateur
« Se ressourcer en permanence à partir du concret et d’autres savoirs.
Tout part de la relation (L’individu est la résultante de cette relation). Plus il y a de rencontres, plus on va niveler « son niveau de croyance » plus on devient libre.
Ou, pour le dire autrement : plus on crée de perspectives, plus on multiplie les variations, de telle sorte - qu'à la longue - nous serons moins soumis aux clichés, aux lieux communs.
Leibniz fait l’éloge de la littérature. Il faut du matériau : tout ce qui donne des idées : conte, littérature, tout ça est bon à prendre. Ca me donne des idées, peu importe lesquelles et « j’en fais ma tambouille. » Des idées nouvelles vont jaillir.
Bouvard et Pécuchet de Flaubert, c'est le grand roman sur la bêtise.
Deleuze applique cette "recette" dans "Mille plateaux", un ouvrage écrit avec Guattari.
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Comment devenir une machine désirante ?
interroge Gilles Deleuze – Une vie une œuvre, 01-05-11, France Culture.
Yves Citton donne peut-être quelques pistes...
"Toute connaissance relève d’une interprétation dans la mesure où elle considère son objet à partir d’un certain point de vue relatif à une certaine pratique qui nous met au contact de cet objet." (4) P 35.
Il ajoute, page 52 combien : "L’interprétation consiste précisément en un échange de projections et d’impressions, en inter-prêt de sensations et de manipulations à travers lesquelles l’objet et le sujet s’actualisent réciproquement."
Il résume : "l’émergence de nouveauté résulte simultanément d’un processus d’imitation puisant à une multitude de sources préexistantes et de l’intersection absolument singulière qui noue ces imitations hétérogènes autour de la personne unique de l’interprète. (gabriel tarde, La logique sociale (1893), Les empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1999 et Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention) Dans la mesure où l’originalité n’est pas une donnée première – originelle - , mais se compose progressivement au fur et à mesure qu’on augmente le nombre et la variété des influences qui s’impriment en nous, plus j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je suis alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles)". (4) Pp 106-107Est-ce qu’on est capable de construire ensemble quelque chose ? (c’est ça l’important).