Sisyphe intemporel

par jack mandon
vendredi 23 octobre 2009

Sombre et pesante était la parole. Les lieux environnants s’obscurcissaient dans une nuit  profonde. C’était comme un après lointain sur un paysage innommable, assoupi... les enfers ?
Un antre gigantesque, une illusion, une lumière crépusculaire. Sur la pente escarpée d’un gouffre, un colosse musculeux ahanant, tendu et ramassé, poussait devant lui un roc en direction de la cime. A l’apogée de l’effort, le roc semblait trouver son équilibre, hésitait et retombait dans les abysses.
Silencieux, calme et résigné, le géant Isthmique redescendait, athlétique, pour reprendre ses marques.

Sisyphe était son nom. De sa vie passée et lointaine, les traditions humaines, lyriques, épiques, historiques et philosophiques, s’étaient emparées dans un concert d’éloges et de réprobations. Mais qui était ce personnage fascinant ?
Son passé, a-t-il vraiment de l’importance ? Aujourd’hui il est vivant et célèbre, c’est bien là l’essentiel, et ceux qui le condamnèrent, les dieux, excusez moi du peu, sont aussi inconnus que dérisoires...oubliés ! balayés !

Il est vivant et multitude, pour le pire et pour le meilleur, c’est un manichéen.
Pour leur malheur il se glisse, ludique, chez les pourvoyeurs d’ombre, les désespérés, les abandonniques, les dépressifs, tous les chercheurs de nuit et tous ceux qui négligent ou méconnaissent leur incarnation humaine.
Mais enfin serait il malfaisant, malveillant, despotique ?

Non, c’est une espèce de pugiliste volontaire, un spartiate. C’est un guerrier corinthien, jadis, auguste et couronné. Un forgeron d’âme, Vulcain d’opéra, le regard noble, rivé sur les crêtes. C’est un olympien, prompt au travail gratuit, pour le plaisir, pour la beauté de l’effort, pour marquer définitivement sa verticalité d’homme et son unicité dans le grand cirque de la vie.

Trivialement, qu’il me pardonne, c’est la terreur des "songes creux", des "tourne en rond" et des angoissés, le refuge des révoltés. Il ne sympathise pas facilement avec les culs de jattes, les hommes troncs, les hommes sandwich, les planqués, les tièdes et les mous, les "y a qu’à", et les" faut qu’on". C’est le guerrier des guerriers, il est engagé et responsable. Il est debout et animé.

Son défi est démesuré, il méprise les dieux, les faiseurs de lois et les donneurs d’ordre et de leçon.

Pour toutes ces raisons l’encre des critiques et des philosophes s’est répandu abondamment à l’évocation de son nom et de son histoire.

Dans son antique existence, à l’époque homérique, il subit les circonstances, il n’a pas voulu délibérément la conjoncture déplorable dans laquelle il accomplit l’éternel et stérile effort. Son audace et sa ruse l’ont exposé au pire. Son échec et sans retour, ses perspectives anéanties. Désormais, il subit le châtiment, l’inévitable répression des dieux. Il s’acquitte de la sanction, sans discuter, jusqu’à la fin des temps.

C’est un héros orgueilleux. Le mythe tragique est conscient et ne bénéficie d’aucun soutien, d’aucune grâce. Victime de la sentence divine, il est voué à pousser son rocher pour toujours...lui qui voulait simplement vivre librement sans la transcendance du Fatum.

L’ancien monde oriental disparu, dans l’angoisse de son questionnement, un philosophe méditerranéen a restauré l’image du héros pour le planter dans un décor contemporain. Dans une adaptation métaphorique il donne à Sisyphe, l’occasion de ne pas consentir au destin qui l’opprime. Il trouve sa grandeur dans la modernité. Albert Camus, dans son mythe, rapproche sa conception de l’homme du personnage légendaire. Son récit en grande partie imaginaire aborde un thème universel et critique : La quête du bonheur et de la raison.

Son modèle prend en main son propre destin pour supporter l’absurdité de sa situation. Son personnage s’impose un combat. C’est la grandeur de l’homme restauré dans la dignité. Dans une volonté à toute épreuve, il paye le prix de son exaltation pour la vie. Ainsi il maitrise ses jours et s’efforce d’estimer la vanité des répétitions éternelles. La joie silencieuse de l’homme se manifeste dans la possession triomphante de la fatalité. Sa volonté de vivre surpasse l’idée du néant. Son combat n’est pas sans souffrance, mais dans un puissant effort, il dégage une satisfaction et une sérénité. Il devient le créateur de sa vie. Ne faut il pas imaginer Sisyphe heureux, suggère l’auteur à la fin de son mythe.

Maintenant, dans une allégorie enfantine, à l’usage des poètes et des âmes simples...il me plait d’imaginer l’enfance de Sisyphe et la chance qui lui était offerte d’écouter passionnément et inlassablement, le même conte tous les soirs avant de s’endormir. Aujourd’hui pudiquement lové dans sa mémoire herculéenne.

" Il était une fois deux grenouilles turbulentes qui rivalisaient dans l’art de se projeter dans l’espace. Déjà, en plis, il existait dans l’entourage de notre héros en herbe, une certaine méconnaissance de la loi de la gravitation.

Un jour, dans leur excitation aveugle, les deux grenouilles retombèrent dans une amphore, à moitié remplie de lait. La parois intérieure lisse et visqueuse n’offrait aucune prise à leurs petites pattes. L’une d’elles se découragea : "A quoi cela sert de gesticuler, c’est absurde !" elle se laissa couler. Elle pratiquait la philosophie de l’absurde. C’était une grenouille absurde. L’autre choisit la persévérance, elle était absurde mais optimiste. Elle continua de battre et de se débattre, tant et si bien que le lait se transforma en beurre. De cette surface solidifiée, elle prit appui et s’élança hors de l’amphore."

Après mille et un siècles, le roc s’immobilisera sans doute et le monde encore aujourd’hui bien ignorant découvrira l’existence d’une loi d’un équilibre enfin restauré.
 

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