Sofonisba Anguissola : « La partie d’échecs »

par Fergus
lundi 21 décembre 2015

Nous sommes en 1555 en Lombardie, dans la ville de Crémone. Sofonisba, la fille aînée d’Amilcar et Bianca Anguissola, est âgé de 23 ans lorsqu’elle peint « La partie d’échecs ». Un tableau particulièrement intéressant, et cela à plusieurs titres...

Quiconque connaît la vie et l’œuvre de Sofonisba Anguissola est à même de comprendre les commentaires élogieux dont elle a fait l’objet de la part de personnages de grand renom, tels le génial Michel-Ange et le peintre Giorgio Vasari, l’un des meilleurs connaisseurs de la peinture de son époque. Cette reconnaissance, inédite pour une femme peintre dans l’Italie de la Renaissance, ouvrit incontestablement la voie à l’émergence de grandes artistes comme Lavinia Fontana et la rebelle Artemisia Gentileschi, de la même manière que Catharina Van Hemessen fut, plus au nord, la grande pionnière de la peinture au féminin dans l’École flamande. De nos jours, nul ne songe à nier la qualité des œuvres que Sofonisba Anguissola a léguées au patrimoine pictural. Parmi celles-ci, La partie d’échecs – conservée depuis 1823 en Pologne, au musée Narodowe de Poznan – est sans aucun doute la plus célèbre, et cela pour différentes raisons.

A priori, rien de très surprenant dans cette scène de vie familiale qui montre une partie d’échecs entre deux des sœurs de Sofonisba, Lucia et Minerva, sous le regard d’une troisième sœur, Europa, et d’une servante, Cornelia Appiani. L’œuvre a manifestement été peinte par une artiste au talent affirmé, une surdouée dont les maîtres Bernardino Campi puis Bernardino Gatti, deux peintres maniéristes de renom, ont assuré la formation à la demande d’Amilcar, ce grand admirateur d’Hannibal qui voulait pour ses six filles et son garçon Asdrubale, la meilleure éducation qui soit.

L’essentiel de cette œuvre, la partie d’échecs, se déroule au premier plan, sous les ombrages des chênes plantés dans le jardin de la maison familiale des Anguissola à Crémone, cette ville lombarde universellement connue pour la qualité de ses luthiers. En arrière-plan, l’on perçoit un paysage idéalisé dans l’air du temps, mais soigneusement estompé pour créer un effet d’éloignement grâce à l’usage en tons bleutés de la technique du sfumato théorisée quelques décennies plus tôt par Léonard de Vinci. Ce choix délibéré vise évidemment à concentrer l’attention du spectateur sur la scène qui se déroule autour de la table de jeu.

Le premier constat que l’on peut faire est que, contrairement à l’usage qui imposait aux peintres italiens de la Renaissance des personnages plutôt figés, les sœurs ne le sont pas sur cette toile comme le montrent avec éloquence le sourire et le regard espiègles d’Europa : la plus jeune se réjouit manifestement du coup décisif que vient de réaliser Lucia au détriment d’une Minerva qui jette sur son aînée un regard perplexe, comme si elle cherchait à comprendre la cause de sa défaite. Lucia, quant à elle, a le triomphe serein : silencieusement, elle semble prendre à témoin le spectateur de cette scène. En résumé, Europa regarde Minerva qui regarde Lucia qui regarde... Sofonisba, hors cadre. Quant à la servante, elle fixe avec attention l’échiquier, et ce n’est pas la moindre des surprises que révèle cette partie d’échecs.

Surprise car si le jeu d’échecs était, durant la Renaissance, pratiqué tant par les hommes que par les femmes dans les maisons nobles et bourgeoises, celles-ci n’étaient pas supposées en maîtriser totalement la complexité stratégique. C’est la raison pour laquelle, hormis quelques joutes amoureuses symbolisées par des parties mixtes, la mise en valeur de la pratique de ce jeu dans la peinture de l’époque visait, sur un plan métaphorique, avant tout à symboliser la puissance et la domination masculine. Or, les filles d’Amilcar jouent aux échecs sans complexes, comme le feraient des hommes de la haute société. Au-delà de l’alibi que lui fournit la sphère familiale, c’est probablement une affirmation de l’émancipation féminine que revendique par ce biais Sofonisba, parfaitement au courant des codes en usage.

Autre surprise : la présence de Cornelia, dont le statut de servante est attesté par un habillement simple à côté des superbes robes de brocart à dentelles et broderies que portent les demoiselles Anguissola. Or, toute servante qu’elle soit, Cornelia pose sur l’échiquier un regard sans ambiguïté qui montre son intérêt pour le jeu et lui confère de ce fait un statut qui la hisse au-dessus de sa condition ancillaire. Sans doute faut-il voir dans cette présence une marque de reconnaissance – et sans doute d’affection – de Sofonisba pour cette femme si dévouée. Une reconnaissance confirmée par la présence de Cornelia dans un autre tableau de Sofonisba, un autoportrait au clavecin. 

Un grand merci à Sofonisba Anguissola et à toutes ces pionnières de l’art pictural, malheureusement trop longtemps restées dans l’ombre des hommes.

 

Nota : Quelques toiles de Sofonisba Anguissola ont longtemps été attribuées à d’autres peintres de son époque. Tel n’est pas le cas de La partie d’échec, clairement signée sur le bord de l’échiquier : SIPHONISBA ANGVSSOLA, VIRGO, AMILCARIS FILIA, EX VERA EFIGIE, TRES SUAS SORORES ET ANCILAM PINXIT.MDLV MDLV. (Sofonisba Anguissola, vierge, fille d’Amilcar, hors de la représentation, a peint trois de ses sœurs et la servante. 1555.)  

 

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