Soleil noir

par S.B.
mercredi 22 avril 2020

D’un coup le ciel s’est obscurci.

« C’est maintenant que commence la partie vache du voyage, mousse. On va se farcir le détroit au sens le plus fort du mot. Regarde. A bâbord, on a la côte de la péninsule de Cordoba. Elle est bordée de récifs tranchants comme des dents de requin. Et à tribord, le panorama n’est pas meilleur. Là, c’est la côte sud-est de l’île Désolation. Des récifs mortels et, dans quelques milles, comme si ça ne suffisait pas, on va tomber sur les courants du canal Abra, qui portent toute la force de la pleine mer. Ce foutu canal a bien failli avoir la peau de Fernand de Magellan. Mousse ! Tu peux rester, mais bouche cousue. Ne l’ouvre pas avant d’avoir vu le phare d’Ulloa. » *

Dans ce bout du bout du monde et pendant des milliers d’années il y eut des Indiens. Les Onas, les Yagans, les Patagons, les Alacalufes.

«  Vous avez déjà entendu parler du tir au pigeon gelé ? C’était ça leur sport, aux Mac Iver, aux Olavarria, aux Beauchef, aux Brautigam, aux Von Flack, aux Spencer, et il consistait à faire monter une famille entière d’Indiens sur un morceau de glace flottante, sur un iceberg. Alors venaient les coups de fusil, d’abord aux jambes, ensuite aux bras, et ils échangeaient des paris sur le dernier à se noyer ou à mourir de froid. » *

L’été, certains de ces Indiens vivaient nus et s’enduisaient le corps de graisse de guanaco. L’hiver, ils s’enveloppaient dans les peaux de cet animal. D’autres plongeaient dans les eaux polaires à la recherche de mollusques comestibles. Le long des côtes ils allumaient des feux, qu’ils ne laissaient pas s’éteindre pour se chauffer en permanence. C’est ainsi que les premiers Européens baptisèrent ce monde « Terre de Feu ».

Dans ce sud extrême, un garçon de seize ans peut embarquer sur un baleinier car il a raconté l’histoire de Moby Dick à des marins qui ne la connaissaient pas. On ne lit pas au bout du monde. On fait avec les vents, le froid, les bancs de sable traîtres, les courants marins et des pirates modernes qui rasent les forêts ou transforment la mer en bain de sang. Dans ce monde de bouts éparpillés tout au bout, l’ombre d’un vaisseau fantôme hante les esprits et le vent transperce les os. Des hommes ont pour patrie le souvenir d’un bateau et restent des années sans éprouver le besoin de parler. Des Chiliens, des Basques, des Danois naviguent dans un puzzle infini d’îlots, de chenaux, de canaux, de fjords et de détroits. Les eaux peuvent être aussi limpides que celles de lagons tropicaux. Les glaciers tombent dans la mer. Les descendants d’Indiens vivent dans une autre dimension, sacrée.

Dans ce sud austral, les baleines et les dauphins dansent autour des bateaux amis, poussent des cris aigus et s’immobilisent, une seconde, dans leur saut au-dessus des flots. Des navires-usines d’une centaine de mètres, venus des quatre coins du monde, pourchassent ces animaux mythiques jusqu’à leurs cachettes les plus secrètes. Un jour, dans une baie sans nom, les cétacés se jetteront par centaines contre une de ces machines jusqu’à la pousser vers les récifs et l’obliger à faire demi-tour. Les baleines devront migrer toujours plus bas, vers le sud, pour se protéger.

Il paraît que dans les coquillages géants de ces confins on entend vraiment la mer.

 

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Le canapé tangue sur l’eau qui a envahi la pièce.

« Je n’aurais jamais cru possible que cet homme meure un jour » a dit Anne-Marie Métailié.

 

* Le Monde du bout du monde, de Luis Sepulveda

 

Crédit photo : Editions Métailié


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