« Somewhere », un film d’enfant gâté ?

par Vincent Delaury
mardi 4 janvier 2011

Certes, le dernier film de Sofia Coppola a de bonnes raisons d’agacer (elle est fidèle à ses obsessions père-fille, elle parle encore des riches) mais Somewhere, comme ses précédents films, contient suffisamment de beaux moments de cinéma pour qu’on la considère non pas comme une simple fille à papa qui se servirait du cinéma tel un jouet pour répondre à tous ses caprices mais comme une cinéaste de talent portant un regard personnel sur les choses de la vie.

Johnny Marco est un acteur connu qui vit au Château Marmont. Il roule en Ferrari, il croise des mannequins dans les couloirs du célèbre hôtel hollywoodien mais s’y ennuie ferme, jusqu’au jour où arrive sa fille de 11 ans, Cleo, véritable bulle d’air pour son esprit embrumé par un trop-plein d’artificialité.

Après Virgin suicides, Lost in Translation et Marie Antoinette, il s’agit du 4e film de Sofia Coppola qui, comme son nom l’indique, est la fille du grand Francis Ford Coppola ; producteur exécutif, soit dit en passant, de Somewhere*. Sofia a le mérite de faire un cinéma différent de celui de son père, en général elle ne chasse pas dans les mêmes contrées fictionnelles, tant mieux. Pour autant, impossible de voir son dernier film, Somewhere, racontant l’histoire d’un père qui, en côtoyant sa fille se remet en question, sans penser illico presto au rapport filial entre Sofia et son « ogre » de père. Ainsi, une lecture psychanalytique du film, selon un axe œdipien (la fille qui veut tuer le père pour exister par elle-même), tombe sous le sens. On peut voir dans cette gamine gracieuse qui sert de révélateur à son père-vedette pour lui montrer l’inanité de son existence égarée dans la vacuité d’un système (la société du spectacle) un autoportrait à peine masqué de Sofia Coppola. On peut penser que c’est elle qui, en réalisant des films d’auteur à petit budget (excepté le fastueux Marie Antoinette), a rappelé à son paternel qu’il pouvait faire un virage à 180° pour quitter les grosses productions hollywoodiennes ayant fini par phagocyter son inspiration, jusqu’à le pousser à l’inaction.

Après un creux de la vague assez conséquent (disons une dizaine d’années, entre 1998 et 2007), Francis Ford Coppola s’est remis en selle en réalisant des scénarios intimistes ne nécessitant pas un énorme budget : L’Homme sans âge (2007), Tetro (2009). Comme il n’arrivait pas à produire son film de SF ambitieux mais très dispendieux Megalopolis, Francis Coppola a préféré – et grand bien lui fasse car ça apporte un vent nouveau à sa filmographie – quitter la surenchère du toujours plus (d’argent, de stars, de gros moyens techniques…) pour faire des films intimistes peut-être plus proches de lui, de ses tourments intérieurs et affres créatifs. Ainsi, dans Somewhere, le père joué par Stephen Dorff, une vedette de cinéma perdue dans une industrie cinématographique qui tourne à vide, peut être Francis et la jeune fille artiste (Elle Fanning) fraîche comme la rosée - elle danse comme elle respire - Sofia. Mais, à partir de là, tout n’a pas été dit ; on ne peut réduire Somewhere à une seule lecture psychanalytique, ce serait faire preuve de paresse. Le film, même s’il ne me convainc pas sur toute la ligne (du 3 sur 5 pour moi), est plus riche que ça. Dernier point : concernant cet inévitable rapprochement entre l’histoire filiale du film et la relation père-fille de Sofia à Francis, lorsqu’à la Masterclass Sofia Coppola organisée le 6 novembre 2010 à la Fnac Montparnasse, je lui ai posée la question suivante - « Votre père a-t-il vu le film ? Car on ne peut pas le voir sans penser aussitôt à vous et à votre rapport à votre père : l’immense Francis Ford Coppola. », la jeune cinéaste a répondu : « Oui, il l’a vu et était très content de le voir. Mais, avec mon père, on ne parle que très rarement ensemble d’une scène précise. Mon film est davantage une combinaison. Et ce n’est pas un documentaire, c’est une fiction. Alors, bien entendu, il y a des éléments autobiographiques. Par exemple, la scène du casino où Johnny Marco explique à sa fille le jeu est inspirée de ce que j’ai pu vivre avec mon père mais, concernant ma vie, beaucoup de moments du film se réfèrent plutôt à mon lien avec mon frère aîné, il avait une Porsche et je partais souvent faire de longues balades avec lui. » Dont acte. 

Le film, Lion d’Or de la Mostra de Venise 2010, commence d’ailleurs par un superbe bolide : non pas une Porsche mais une magnifique Ferrari noire, véritable leitmotiv du film, qui tourne au début en rond sur une piste, à l’image de son conducteur dans la vie de tous les jours. Johnny Marco, jeune acteur au look de bad boy, roule en Ferrari, boit du Petrus et squatte, excusez du peu, au Château Marmont de Los Angeles où moult jolies filles, parce qu’il est connu, tombent à ses pieds. Mais il est enfermé dans une prison dorée. Il enquille les films et les photo calls tel un zombie. Rien ne fait plus sens pour lui : il n’est pas fier de sa filmographie et, malgré toutes les propositions qui s’offrent à lui (filles de rêve à foison, loisirs créatifs en veux-tu en voilà), il s’ennuie ferme. Bon soyons clairs, rien de bien nouveau à l’Ouest, on n’avait pas besoin de Sofia Coppola pour savoir que « l’argent et la célébrité ne font pas le bonheur. » Et le cinéma, comme miroir aux alouettes qui peut pousser certaines vedettes à perdre le sens des réalités et à s’éloigner de leur moi le plus profond, façon Marilyn et tant d’autres, ce n’est pas non plus le scoop de l’année ! Ici, on touche peut-être la limite du film. De la même façon que Marie Antoinette s’attardait, parfois avec complaisance, à décrire la vie d’une pauvre petite fille riche qui s’ennuie**, Somewhere s’attarde également à décrire la vie guère trépidante d’une vedette qui se morfond. A l’ère de la dure réalité sociale de bon nombre de personnes qui ont du mal, en France, aux Etats-Unis comme ailleurs, à joindre les deux bouts pour survivre, on est loin d’être obligé de se sentir concerné par cette histoire-là. Pour autant, Sofia a le mérite de parler de ce qu’elle connaît : puisque petite elle passait son temps à suivre son père charismatique d’hôtel en hôtel, la plupart de ses films parlent de la vie d’hôtel et de… château : au fond Versailles était filmé tel un hôtel de luxe dans Marie Antoinette et, dans Lost in Translation, on traînait avec Scarlett Johansson, en décalage horaire permanent, dans l’hôtel Park Hyatt de Tokyo. Là aussi, avec Somewhere, on est quelque part lost in translation. De Los Angeles à Milan, Johnny ne sait plus où il en est. Jusqu’à ce que sa fille, de par son naturel désarmant, vienne l’alerter sur la vacuité de son existence noyée dans le prêt-à-consommer de filles et de drogues. La fraîcheur de cette âme innocente vient contrebalancer l’artifice d’une vie de showbiz croulant sous le strass, les paillettes et les bronzages factices. En étant livré à lui-même pour interpréter le plus grand rôle de sa vie (parvenir dans la vraie vie à assurer son rôle de père), Johnny Marco se retrouve face à lui-même. Cette crise existentielle lui permettra peut-être de partir vers un somewhere, à savoir vers un ailleurs plus riche de sens et d’authenticité pour lui. La fin du film est ouverte : on quitte Marco, abandonnant sa Ferrari pour marcher sur une route en montée qui masque l’horizon.

Somewhere, malgré les quelques réserves soulignées (beaucoup de poncifs à l’œuvre), se voit avec plaisir car Sofia Coppola a du style. Sous la surface du bleu piscine, un parfum de spleen romantique est à l’œuvre. Comme pour ses précédents opus, c’est un film pop qui, sous ses allures rose bonbon, son jaune ensoleillé et sa légèreté apparente, parvient à enregistrer des temps suspendus, autrement dit des moments de grâce qui en disent long sur l’humanité et nos existences. Par exemple, lorsqu’elle filme le père, ému et attentif, en train de regarder sa fille faire des figures sur la glace, on se dit qu’il a raison de contempler cette chorégraphie aérienne parce que c’est beau et que la beauté, même quand le moral est au plus bas, «  sauvera le monde » (Dostoïevski). Cette grâce juvénile, on la retrouve aussi dans la séquence des jumelles stripteaseuses en train de danser en tenue de tennis dans la chambre de Marco. Filmé par quelqu’un d’autre, ce moment-là pourrait être vulgaire mais, filmé par Sofia, il devient sexy et charmant. Cette réalisatrice est très douée pour rendre ses films… sexy, c’est-à-dire qu’elle arrive, sans avoir l’air d’y toucher, à y introduire des bulles de temps qui sont comme autant de notes poétiques et autres petites touches impressionnistes parvenant à capter le mystère de l’Eternel féminin. De même, Sofia Coppola a également un don certain pour traduire les petits riens du quotidien, notamment les stases d’ennui ou d’attente sans fin nous renvoyant inéluctablement à nous-mêmes et à notre solitude. Au fond, Somewhere, ce n’est pas un film des plus originaux mais il contient suffisamment de moments de grâce et de scènes comiques (le massage gay, la remise des prix Telegatti) pour être particulièrement attachant et ô combien regardable.

* En salle à partir du 5 janvier 2010. J’ai pu voir Somewhere en avant-première via une invitation de la Fnac Montparnasse permettant à ses clients - dans la limite des places disponibles - de le découvrir dans une salle parisienne Pathé, 8e, le 5 novembre 2010.

** Cf. critique de Marie Antoinette : http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/faut-il-couper-la-tete-de-sofia-26361&nbsp ;&nbsp ;&nbsp ;&nbsp ;&nbsp ;

 

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