Sur « La Route »

par Vincent Delaury
lundi 21 décembre 2009

En ces temps de neige et de grand froid, quel ne fut pas mon plaisir d’aller en salle voir un film sur un monde apocalyptique, plombé par un froid polaire, nous permettant de relativiser certains de nos désagréments actuels : toux, lèvres gercées, pieds et mains frigorifiés. Adapté du roman éponyme de Cormac McCarthy, prix Pulitzer 2007, La Route (The Road (1)), signé John Hillcoat, est l’histoire d’un père et d’un fils qui, face à un monde dévasté par une brusque chute de température, décident de partir sur les routes à la recherche d’un climat plus doux. Obsédés par la nourriture, les chaussures et le froid, ils doivent aussi affronter des bandes de vagabonds et des hordes de cannibales. A la fois guide de survie et parcours initiatique, ce film se double d’une jolie réflexion sur l’amour filial, sur le tout-consumérisme et sur certaines valeurs américaines. Que faire et que penser lorsqu’il s’agit de revenir à l’essentiel (se nourrir, se protéger du froid et du danger) ? Peut-on faire confiance à l’autre ou faut-il s’en tenir à son individualisme frénétique au risque de passer à côté d’une belle rencontre ? « Nous sommes tous les témoins d’une nouvelle époque de violents conflits mondiaux, et nous sommes tous hantés par le spectre d’une catastrophe environnementale à l’échelle globale qui entraînerait la fin de notre monde. La Route résonne donc dans notre psyché collective avec la force d’un cauchemar universel. » (Hillcoat). Surfant sur la mode actuelle des films sur la fin du monde (Wall-E, Les Derniers jours du monde, 2012…), La Route évite pour autant de se faire trop leçon de morale bio-écolo-chlorophylle, quelque peu asphyxiante, afin de s’élever jusqu’à l’universel : les parents se souciant de leur progéniture ; le père à sa femme : « Je suis prêt à faire ce qu’il faut. Je tuerai ceux qui vous approchent, c’est mon job. Nous survivrons à ça. »

Plastiquement, le film est superbe. Avec ses camaïeux de gris, d’ocre et de terre d’ombre brûlée, avec ses perspectives vertigineuses, ses carcasses de voitures, ses arbres déracinés et son univers de terrains vagues, on croit au monde post-apocalyptique qui nous est donné à voir : plus d’oiseaux, plus d’énergie, plus de soleil, plus de nourriture. Avec le père, homme ordinaire (un grand Viggo Mortensen) s’élevant jusqu’à l’extraordinaire pour sauver son fiston affamé, on navigue dans un no man’s land constitué de bâtiments fantômes, de sacs plastiques, de blousons de ski et de caddies de supermarchés. Juste une petite réserve : le décor fait de bric et de broc aurait peut-être pu davantage lorgner vers le bric-à-brac, façon marabout-de-ficelle, de sculpteurs contemporains (Tony Cragg, Anthony Caro…) qui multiplient dans leurs œuvres les résidus de l’ère industrielle (outils, poutres, rails, boulons de fixation) et qui font feu de tout bois afin de dégager une poésie de ce qui est d’habitude appelé à mettre au rebut : la rouille, les armatures métalliques, les accidents de l’acier et autres. En même temps, si La Route évite de trop aller dans cette direction-là, et on comprend Hillcoat, c’est pour ne pas trop renvoyer à l’accumulation d’objets hétéroclites à l’œuvre dans un film post-apocalyptique qui fait référence dans ce genre-là - Mad Max - et qui a même fait école (Waterworld). D’ailleurs, et c’est à saluer de la part du réalisateur de La Route, ce film trouve habilement la juste mesure entre différentes références filmiques qui, trop appuyées (ce qui n’est pas le cas), pourraient vite virer au copier-coller et à la simple révérence postmoderne.

Cela est flagrant dans les deux scènes-climax du film. Lorsque le duo de survivants se cache pour guetter l’arrivée d’une équipée sauvage de voyous sur un camion crasseux, on se dit qu’on risque de tomber dans la thématique des guerriers de la route chère à Mad Max. Mais, ce moment du film, jouant non pas sur l’ultraviolence mais sur la suggestion, évite avec bonheur de s’aventurer dans un film d’action qu’il ne veut pas être - « Nous voulions éviter de créer un univers à la Mad Max parce que tout le monde connaît ce film qui a défini le genre post-apocalyptique. » (Hillcoat). Autre exemple : la scène tendue et remarquable de l’arrivée du couple de survivants dans un repaire de cannibales, dont le sous-sol cauchemardesque s’apparente à une revisitation de visions d’horreurs à la Bosch, évite, grâce à ses ellipses, d’égarer le long métrage dans un film de zombies à la Romero, ce qu’il n’est pas. Bref, La Route ne se perd pas en route, tant mieux. Il jongle d’ailleurs avec aisance entre des scènes de tension extrême et d’autres propices à la sérénité zen. La scène au coin du feu, avec un Robert Duvall impressionnant, fait penser à une scène de western contemplatif façon Monte Hellman. Et, les jolis moments qui rappellent, dans la vie de tous les jours, tous ces petits riens qui font tant de bien [la contemplation de la nature (d’un arc-en-ciel, d’un scarabée) ; les plaisirs de la vie (savourer un Coca pétillant, un verre de Jack Daniel’s)], fonctionnent ici comme autant de temps suspendus qui entrent en harmonie avec les plages, de solitude, de sable et autres, de La Route. Enfin, et chose rare dans les productions hollywoodiennes contemporaines, le monde de l’enfance n’est pas confondu avec l’infantilisme et le neuneu. Kodi Smit-McPhee, qui interprète le fils fuyant les Méchants, n’est jamais gnangnan et, au passage, la morale de cette histoire universelle sur la filiation est à méditer : si le fils apprend du père, l’inverse est également valable. Si le père n’est pas complètement résigné face à la nature humaine, fort poisseuse, et s’il parvient encore à activer sa capacité à poétiser le réel, c’est grâce à son enfant qui lui rappelle l’innocence et la fraîcheur du premier regard sur le monde. 

Face à certaines qualités indéniables du film (des paysages défigurés impressionnants, des acteurs talentueux, des plages contemplatives bienvenues), on pourra cependant regretter certains écueils : les nombreux flash-back, qui nous montrent la vie passée entre le père et sa femme dépressive, sont trop systématiques : ça sent le tic scénaristique déjà à l’œuvre dans un Mémoires de nos pères, pourtant signé du grand Eastwood. Autre regret, la musique lyrique sirupeuse de Nick Cave est étonnamment malvenue ; elle a tendance à tirer le film vers une certaine bondieuserie dont on se serait largement passé. Cette musique chantilly ressemble fort à une erreur de casting, et on se met alors à rêver de ce qu’aurait pu offrir au film une partition aux sonorités urbaines et aux accents métalliques du Howard Shore de Crash. Mais, si la musique de ce film n’est en aucun cas la plus-value de La Route, force est de reconnaître que celui-ci bénéficie d’une arme redoutable en la personne de Viggo Mortensen. Si ce film tient largement la route (du 4 sur 5 pour moi), c’est grâce à lui. Avec ses yeux vifs, son air mutique de cow-boy et ses silences qui en disent long, Mortensen - dont l’immense talent n’est plus à prouver (il suffit d’évoquer ses superbes prestations de personnages doubles chez Cronenberg) – porte littéralement le film. C’est vraiment lui le meilleur effet spécial de La Route. Cet acteur-là, assurément l’un des tout meilleurs acteurs d’aujourd’hui, a un énorme charisme à l’écran. On le sent profond, habité par quelque chose, et on sent bien que ce n’est pas qu’une impression : voilà bien un acteur qui ne cachetonne pas, qui prend le temps de vivre et qui sait multiplier les chemins de traverse (poésie, peinture) afin que la célébrité people ne fasse pas écran à sa vie d’homme et d’artiste : « J’ai ma famille, mes poèmes, mes tableaux… La vraie vie, ce n’est pas le cinéma. » (2). Bref, le Roi Viggo, c’est bien lui ! Et que la Cérémonie des Oscars à venir pense à lui pour ce qu’il fait, ou ne fait pas (car c’est quand il en fait le moins possible qu’il est à son meilleur), dans La Route. Oui, croyez-moi, si ce film mérite d’être vu, c’est grâce à lui.

(1) En salle depuis le 2 décembre.

(2) Viggo Mortensen, in magazine UGC Illimité, décembre 2009.

 

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