« The New Thing » : l’irrésistible ascension de Wu Ming

par La Pension Hamilton
lundi 3 décembre 2007

Mais qui est donc Wu Ming ? Vous avez droit à trois réponses. Un empereur chinois ? Perdu. Un philosophe taoiste ? Perdu. Une société secrète genre triade ? Encore perdu, mais vous vous rapprochez. Une start-up en informatique ? Nous avons dit trois réponses. Votre langue au chat ? C’est préférable.

Wu Ming est un nom de code. Bizarrement, ce nom est quasiment inconnu en France, alors qu’il est synonyme de best-seller en Allemagne, en Angleterre et surtout en Italie, son pays d’origine. En chinois, wu ming signifie anonyme. En italien, il désigne depuis l’année 2000 un collectif de cinq jeunes auteurs masqués (chacun s’appelant Wu Ming, de 1 à 5) dont les livres se vendent comme des petits pains. Des livres, mais pas seulement. Des scénarios de films, une revue (près de 10 000 abonnés), un site internet en plusieurs langues, des interventions dans la vie publique sur une pluralité de thèmes... En somme, un engagement qui n’est pas que de papier.

Nous ne retracerons pas ici l’histoire peu ordinaire menant à la création de Wu Ming. Il suffit pour cela de renvoyer l’internaute à la Wu Ming Fondation, le site du groupe, ainsi qu’au blog de Serge Quadruppani, directeur de collection aux éditions Métailié, lesquelles viennent de publier deux ouvrages de Wu Ming : New Thing de Wu Ming 1 et Guerre aux humains de Wu Ming 2 [1]. Afin d’aborder sommairement le travail de ce groupe et ses idées, nous nous appuierons sur le premier, le roman de Wu Ming 1.

Partager des histoires

Celui-ci prend pour contexte le New York de la fin des années 60 et l’apparition concommittante du Black Power et du Free Jazz (un temps désigné sous le nom de New Thing) [2] et développe une intrigue autour d’assassinats en série parmi les jazzmen de la communauté d’avant-garde. Le choix de ce thème reflète d’emblée les positions de Wu Ming quant au rôle de la littérature :

Nous nous intéressons au processus social de construction des mythes, [...] nous entendons par-là des histoires racontées et partagées, re-racontées et manipulées, par une vaste et multiple communauté, des histoires qui pourraient donner forme à une espèce de rituel, une espèce de sens de la continuité entre ce que nous faisons et ce que d’autres ont fait dans le passé. (...) Les révolutions et les mouvements radicaux ont toujours trouvé et raconté leurs propres mythes. Elles se sont souvent retrouvées emprisonnées dans la cage de fer de leurs propres mythes : leurs traditions et rituels devenaient aliénants, la continuité entre le passé et le présent était « imposée » aux gens au lieu de leur être proposée. [...] Il n’y a pas moyen de nous débarrasser des mythes et pourquoi, bordel, devrions-nous le faire ? (Intervention de Wu Ming (2004) citée par Serge Quadruppani).

L’acte de raconter des histoires maintient en vie les mythes et la communauté qui les forgent. Pas de héros, pas de guide, juste des repères solides pour comprendre le monde où l’on vit. Wu Ming 1 : « on raconte l’Amérique, mais on parle de nous ici et maintenant, de nos guerres sales, de nos mouvements, de notre mémoire des luttes ».

Partager le savoir

A ce titre, plus significative encore est la forme « orale » du roman, constitué pour une bonne part d’interviews et d’articles de presse (tous fictifs), derrière lesquels l’auteur simule « une extinction de [sa] propre voix » et adopte partiellement le langage du film documentaire, au point de clore son roman par un texte explicatif qu’il intitule « générique » [3]. Celui-ci, outre ce que comporte habituellement un générique de film (remerciements, sources des citations...), constitue une véritable déclaration d’intention. L’auteur y expose sa méthode et la base de son travail : le souci de ne pas traquer le réalisme à tout prix (libertés prises avec les lieux de l’action notamment), les sources d’inspiration des personnages et des événements, les références cryptées, les emprunts et les détournements d’autres œuvres. Mais ce n’est pas tout. Tout en payant ses dettes, Wu Ming 1 assène :

New Thing a été écrit au mépris des lois obsolètes sur le copyright et la propriété intellectuelle, et contre une marée montante d’opérations répressives anti-″piraterie″. Je n’aurais pas pu écrire ce livre sans la violation systématique des lois susnommées, dont la seule fin consiste à enfermer le savoir humain et à en barrer l’accès aux multitudes.

C’est peut-être la première fois qu’un romancier annonce aussi clairement la couleur. La moelle de son roman, Wu Ming 1 l’a puisée dans les réseaux du peer to peer : chansons, documentaires, films et discours d’époque, parfois difficilement trouvables par les voies officielles. L’économie de partage, voilà l’un des principes de Wu Ming, et si le collectif assume aussi bien cette attitude c’est qu’il met ses idées en pratique : tous leurs livres sont en effet téléchargeables sur leur site et comportent dans la version papier une clause inspirée du copyleft, principe inverse du copyright qui garantit toute liberté quant à l’exploitation d’une œuvre par son public [4]. Voici donc ce qu’on lit au début de l’édition française de New Thing :

La reproduction totale ou partielle de l’œuvre ainsi que sa diffusion par voie télématique sont autorisées, sous conditions de fins non commerciales et de reproduction de la présente mention.

Dans un article intitulé Le Copyleft expliqué aux enfants (2003), Wu Ming 1 explique cette nouvelle logique. Selon lui, considérer que le piratage empêche la vente des œuvres est une vision erronée des choses : « dans l’édition, plus une œuvre circule, plus elle se vend ». Pour le prouver, il donne un exemple très simple : un lecteur qui télécharge un livre du collectif a sans doute l’intention de ne pas débourser un centime, mais s’il vient à aimer le livre il aura certainement l’envie d’en parler autour de lui, voire de l’offrir, donc de l’acheter, et l’heureux élu fera peut-être de même, etc. Entre 2000 et 2003, le premier roman collectif de Wu Ming s’est ainsi vendu à plus de 200 000 exemplaires alors qu’il était librement téléchargeable. Wu Ming 1 conclut : à l’heure de l’expansion maximale des techniques de reproduction, le copyright, devenu obsolète, est une agression insupportable vis-à-vis des foules, « une arme qui tire dans le tas ».

Wu Ming nous introduit ainsi à une nouvelle conception de la littérature dans son ensemble, qu’il s’agisse de sa vocation, de sa forme ou des droits de ses auteurs. A l’heure où la question du piratage se pose cruellement, notamment dans le domaine musical, il nous invite à considérer le problème autrement. Il amorce une « NewThing », un nouveau truc, qui cherche à dépasser les contingences matérielles pour se consacrer à l’essentiel : donner du sens au monde dans lequel on vit. Voilà la littérature d’aujourd’hui. Ca n’est qu’un début.

[1] Le seul autre texte traduit en français est L’œil de Carafa (Seuil, 2001), ouvrage collectif.

[2] Voir Free Jazz. Black Power (Folio, 2000) de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli.

[3] Signalons que l’idée formelle du roman est inspirée de l’excellent ouvrage de Legs McNeil : Please Kill Me : l’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs (Allia, 2006). A lire absolument.

[4] Le copyleft est particulièrement répandu dans le domaine du logiciel libre. Voir : http://www.gnu.org/copyleft/copyleft.fr.html


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