« The Tree of Life » : un film follement ambitieux
par Vincent Delaury
samedi 21 mai 2011
The Tree of Life (L’arbre de vie), le dernier Malick est arrivé, après cinq ans d’attente et son sublime Le Nouveau Monde (2006), que j’avais ardemment défendu ici – c’est l’un des mes films préférés*. On attendait beaucoup de la dernière moisson filmique du dernier des Mohicans à Hollywood. C’est un grand cinéaste, épique et lyrique. Animé par un mysticisme qui le fait lorgner du côté du cinéma fordien et des auteurs transcendantalistes tels que Thoreau, Whitman et Emerson. J’aime Malick parce que ce n’est pas un fonctionnaire de la caméra, il ne pond pas les films comme des produits. Il croit en la puissance du cinéma pour capter le monde et tenter de rendre à l’écran, par petites touches sensorielles, ce qu’il perçoit de celui-ci. Quand il y parvient, c’est magique. Et Malick est un artiste, un vrai, il ne se prostitue pas. Il fait son film comme une profession de foi. The Tree of Life, il a fait son film, tel un architecte qui a construit sa maison, et il ne se soucie pas de venir faire le service après-vente dans le décorum factice et capitalistique de Cannes. Et quand il est assailli par des doutes, concernant sa trajectoire d’homme ou son rapport à la machinerie hollywoodienne, il se retranche du monde. Il va voir ailleurs, se fait philosophe. On sait qu’il y a eu vingt ans d’absence entre son deuxième film, le solaire Les Moissons du ciel (1978), et son troisième, La Ligne rouge (1998). Dans Le Monde Magazine n°87, Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, rapporte l’anecdote suivante : à la question posée (« Pourquoi prenez-vous tant de temps entre deux films ? »), le cinéaste américain a répondu : « Parce qu’il faut que je retourne dans la vie, sinon de quoi pourrais-je parler dans mes films ? » Voilà, c’est ça Terrence Malick. Il prend son temps pour exprimer, via le cinéma, ce qu’il a à dire.
Que nous raconte The Tree of Life ? A mon humble avis, le cinéaste-philosophe continue, de film en film, de creuser son sillon, de labourer le même champ pour développer une vision panthéiste du monde. L’homme est un élément parmi un grand Tout, la Nature. Et s’il veut vivre heureux, dans un état proche du nirvana, il se doit d’être en osmose avec le cosmos. Seulement, chez Malick, il y a un hic, cet état de félicité est un paradis perdu. C’est au moment où ses personnages tiennent en main le bonheur qu’ils se fuient à eux-mêmes ou qu’une faille irrépressible en eux, du côté de l’humain trop humain, vient faire échouer l’état de béatitude. Fugace et incertain. Malick, ce qu’il montre, c’est la nature face à la civilisation, et l’homme dans tout ça : comment il navigue entre tous ces paradoxes. N’oublions pas qu’il est un cinéaste des seventies, il vient du Nouvel Hollywood et, comme nombre de cinéastes de cette génération-là (Cimino, Eastwood, Schatzberg…), il a un goût fort prononcé pour les marginaux, pour ceux qui font irrésistiblement vaciller les frontières du bien et du mal. Dans La Balade sauvage, Kit est un hors-la-loi, il est en cavale. Idem pour Bill (R. Gere) dans Les Moissons du ciel. La plupart des soldats de La Ligne rouge sont animés par un puissant instinct de guerre, sans considération pour l’environnement. La nature, indifférente, voit tous ces petits soldats faire du vent en ayant le nez dans le guidon de leurs sentiments humains (le désespoir, la douleur, la haine, la jalousie, la méfiance, l’amour, la peur). Et dans Le Nouveau Monde, John Smith est déchiré entre son amour impossible pour une Indienne, Pocahontas, et son cheminement à poursuivre dans le monde vicié de la civilisation occidentale. Dans The Tree of Life, on est dans la tête de Jack (Sean Penn), qui a grandi entre un père autoritaire et une mère aimante. Il est déchiré entre deux pôles d’apprentissage. Selon le film, il y a deux voies dans la vie : celle de la nature et celle de la grâce. Sa mère a opté pour la grâce, la bonté, et la beauté qui sauvera le monde. Son père par contre, joué impeccablement par Brad Pitt (un côté froid et boy scout), choisit la nature, l’instinct. Il engage son fils à suivre la vague, même si la tendance est au cynisme, et à se battre durement pour réussir ; « je voulais te rendre plus fort, que tu deviennes un chef. » Mais un événement tragique va accélérer la perte de l’équilibre familial, déjà fragilisé par la prise de conscience de Jack : la famille O’Brien perd un enfant. Face à ce trauma né dans le Texas des années 50, Jack, des années après (il est devenu visiblement un homme d’affaires qui « a réussi » dans les années 2000), se questionne toujours, irréversiblement - « Père. Mère. Vous luttez toujours dans ma tête. Et vous continuerez. Un jour, on s’écroulera en larmes et on comprendra toutes ces choses. Guide-nous. Jusqu’à la fin des temps. Sans amour… la vie passe comme un éclair. »
En scrutant la famille O’Brien, Malick réalise un film follement ambitieux. Il vient parler des fondamentaux : l’éducation, l’amour, le bien et le mal, l’intime et l’universel, l’origine de la vie, la place de l’homme dans l’univers. Alors, c’est sûr, certains n’y verront que grandiloquence et prétention, voire pompiérisme. Mais c’est selon moi se voiler la face. Malick considère que le cinéma est un art et il vise haut. Comment le lui reprocher ? Il intervient en philosophe, en peintre, en poète, ne s’interdisant pas à être ici l’égal des grands maîtres de l’Histoire de l’art, et il prend des risques incroyables. Comment ne pas admirer le virage à 180° qu’il prend lorsqu’au bout d’une vingtaine de minutes (on était avec la famille O’Brien), il nous embarque dans le cosmos pour remonter jusqu’à la genèse du monde (le big bang) ? Il a dans son film deux des plus grandes stars internationales du moment mais il les laisse un long moment, ne donnant pas plus d’importance à une star qu’à une branche d’arbre, des ombres portées sur le bitume, un bébé dinosaure ou un oiseau dans le ciel. Cette liberté de regard et de geste artistique est admirable. C’est ça Malick, plus deux ou trois choses encore : une voix off telle une litanie ; un film se faisant chant élégiaque ; un filmage lent à mille lieues du montage Formule 1 des productions standardisées actuelles ; des cadres en contre-plongée – humilité du regard qui regarde la terre et le ciel vus d’en bas – venant capter la lumière du soleil dans les feuilles d’arbre ; des plans qui sont comme autant de glissements de caméra pour dire le monde et ses épiphanies. En outre, Malick prend un grand risque en passant de l’intime (famille) à l’universel : celui de perdre en route le spectateur, de perdre l’humain, ni plus ni moins. Son Tree of Life est à deux doigts de tomber dans cet écueil, à savoir celui de regarder le monde de haut, en démiurge, sans penser à revenir ici-bas côtoyer l’homme. Regarder le monde d’en haut, selon la politique des hauteurs, filmer la terre de sa nacelle en cadastrant le territoire et en ne filmant plus les territoires comme des lieux de vie commune : c’est ce que fait froidement Yann Arthus-Bertrand avec son Home (2009) qui, à force de s’élever dans les airs, en oublie l’homme. Mais Malick, lui, n’oublie pas l’homme. Dans son film, sans arrêt, il revient se pencher, à hauteur d’herbes, sur la famille middle class O’Brien pour capter ses joies et ses peines. Et pour filmer l’humain, un regard tendre, l’enfance en vadrouille, l’amour, Malick ne craint personne. Filmer aussi bien l’amour maternel, pour ma part, je n’avais pas vu ça depuis le très beau A. I. (2001) de Spielberg. Comme ce dernier, ou surtout comme le Kubrick de 2001, Malick, s’il part très loin, n’en oublie pas pour autant de revenir à l’humain pour voir comment celui-ci parvient ou non à s’inscrire dans le monde.
Alors attention, The Tree of Life est loin d’être exempt de défauts (certaines images sont atteintes d’une joliesse gênante, dignes de pubs pour parfums ou de toiles sulpiciennes du Dalí commercial des années 50), et je dois avouer que c’est le film de Malick que j’aime le moins ; je le place en dessous de tous ses précédents films. Toutefois, un film de Terrence Malick, même en deçà de ce qu’il crée d’ordinaire, reste, à l’heure actuelle du robinet à images tous azimuts, à des années-lumière de la médiocrité visuelle ambiante. Son film nous lave le regard. Il laisse, dans ses images et marges (ellipses), des points de suspension pour permettre de nous interroger sur nous-mêmes. The Tree of Life, je n’ai pas vu de… film-trip pareil depuis Enter The Void (2010, Noé) et Film Socialisme (2010, Godard). Aussi, rien que pour sa liberté d’invention et même si on ne tient pas là selon moi un nouveau chef-d’œuvre signé Malick, je mets 5 sur 5 à The Tree of Life.
* Somme d’articles ici : Avant Tree of Life : Les Moissons du ciel (http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/avant-tree-of-life-les-moissons-du-78442) ; Mes dix films préférés des années 2000, et vous ? (http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/mes-10-films-preferes-des-annees-68192) ; Le Nouveau Monde : une expérience cinématographique hors limites (http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-nouveau-monde-une-experience-39357).