Turner et ses peintres

par Sandra WAGNER
lundi 31 mai 2010

« Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. » Cette célèbre phrase de Paul Valéry pourrait bien illustrer, à elle seule, l’originalité de Joseph Mallord William Turner ; ce peintre londonien, aquarelliste et graveur du 19ème siècle qui trouva son inspiration dans cet immense culte voué, sa vie durant, à l’ensemble des plus grands maîtres de la peinture pour ne rivaliser que davantage avec ces derniers. A ce titre, Claude Gellée dit Le Lorrain et Poussin lui servirent principalement de modèle. A l’origine de cette fascination, un tableau de Claude que Turner découvrit vers la fin des années 1790 : Paysage avec Jacob, Laban et ses filles de Petworth House, un manoir de la fin du XVIIème siècle situé dans le Sussex Ouest de l’Angleterre et dont le propriétaire ne fut que Lord Egremont. C’est d’ailleurs vraisemblablement à son intention que Turner produisit deux variantes de ce tableau en 1814 et 1828.


Si les organisateurs de cette exposition parisienne ont choisi de présenter de nombreuses œuvres issues du Musée du Louvre, ce ne fut que pour insister sur l’ascendance de cette institution dans la conception de l’univers de Turner. A celle-ci s’ajoute également les multiples voyages réalisés sur le territoire métropolitain en 1802 et 1821 permettant ainsi la constitution, par cette figure de proue de la rénovation et précurseur de l’impressionnisme, d’une opulente documentation composée de croquis et de notes. Aussi, au cours de sa visite du Louvre en 1802, Turner examina tout : tant la peinture religieuse que les retables flamands ou italiens de style baroque, les productions du Guerchin, etc. Néanmoins, son attention se posa surtout sur les paysagistes hollandais et bien plus encore sur les peintres marins comme Poussin et Titien dont la puissance de teinte occupa une place prépondérante dans l’élaboration de sa propre palette.

Au début du 19ème siècle, Paris demeurait l’un des plus grands foyers artistiques de l’époque en Europe. Turner y rencontra ainsi David, l’illustre créateur du tableau Les Sabines. Il s’immergea, en outre, dans la peinture néo-classique historique et bien qu’il fût très critique à l’égard de ce courant - singulièrement envers l’art français - il s’appuya sur Valenciennes (une des personnalités les plus marquantes) et sur Poussin pour peindre Mercure Ersé. La rencontre avec Poussin reste effectivement un évènement absolument fondamental dans l’évolution de Turner. De fait, ce dernier éprouva un infini respect pour son œuvre et surtout pour l’une de ses productions les plus réputées : Le Déluge ; un tableau qu’il se permit toutefois de critiquer pour peindre ensuite une version « corrigée ».
Outre son enthousiasme pour Claude Gellée et Poussin, il s’inspira de Watteau, incarnation suprême de l’Ancien Régime et qui de surcroît a toujours remporté un vivace appui anglais. Au cours des années 1810, le Louvre lui dédia une exposition et présenta l’Embarquement à l’île de Cythère, une œuvre figurant dans l’un des recueils du Maître (Julienne) que Turner connut fort bien. Contrairement à Watteau, sa plus grande déception fut de ne point être un peintre de la figure. Ceci ne lui octroya guère, en ce sens, la possibilité de maîtriser la peinture étroitement liée à l’histoire. Raison pour laquelle, il s’efforça par tous moyens d’atteindre un niveau de technique équivalent à celui de son étalon, le seul capable, selon lui, de répondre à ses objectifs de réussite. Voilà pourquoi, Turner lui est redevable de ses plus somptueuses réalisations dans la peinture de figures comme celle exposée dernièrement au Grand-Palais : Ce que vous voudrez ! Une création en référence à Shakespeare, affiliée en sus à une œuvre de Watteau intitulée Deux cousines.
A ses débuts, vers les années 1795-1800, Turner exerça prioritairement une activité d’aquarelliste tout en pratiquant avec Thomas Girtin - un de ses contemporains - ses dons de pasticheur. Tous deux se formèrent chez le docteur Monro, lui-même passionné d’aquarelle. Ils y reproduisirent les productions de Cozens, fondateur du genre, chacun tâchant cependant d’y apporter sa touche personnelle. Entre Girtin et Turner, naquit une très forte émulation. Le premier transmit ainsi au second la technique des couleurs vaporeuses. Ce qui explique par conséquent la mise en parallèle de La Maison blanche à Chelsea, principal chef-d’œuvre de Girtin avec une peinture de Turner, La lune à Milbank dans le seul but de mettre en évidence ce commensalisme notoire entre les deux protagonistes. L’existence de Turner fut par ailleurs marquée par de nombreux déplacements européens dont plusieurs séjours en Hollande puis en Allemagne. C’est alors qu’il se familiarisa avec l’un des plus grands monuments hollandais : Rembrandt. Un chef-d’œuvre de ce dernier, notamment Moulin, fut l’aboutissement de l’un des plus beaux ouvrages de Turner : Four à chaux à Coalbrookdale. Ce travail démontre, entre autres, son attirance très prononcée pour ses théories sur les contrastes lumineux paysagistes et la notion de contre-jour qu’il reprend afin d’y insuffler un côté surnaturel. Ceci étant, Rembrandt lui servit surtout d’alibi quant à sa volonté de prouver sa modernité.

Aussi, jamais art moderne et art ancien n’ont été placés dans une telle concurrence en ce début du 19ème siècle. Mais ce qui constitue surtout la marque de fabrique de Turner, c’est notamment ce dialogue ininterrompu, particulièrement riche et fécond, entre artistes du passé et du présent dont il se nourrit et s’abreuve en permanence tout en parvenant dans le même temps à s’en détacher mieux encore afin d’y trouver sa propre originalité. Cette compétition picturale est d’ailleurs tout à fait étonnante avec ses compatriotes anglais puisqu’il exposa ses œuvres aux côtés de portraitistes, de peintres d’histoire tels que Reaburn, Lawrence, West ou Füssli voire de paysagistes tels que Philip James de Loutherbourg, le peintre des fléaux - un des thèmes qui furent repris par Bonington dans son tableau Côte française avec Pêcheur et qui subjuguèrent Turner au point de répliquer quatre ans plus tard avec La Plage de Calais à marée basse. Quant à Constable, il jouit d’une gratitude plus avancée.

Si Turner est considéré comme l’un des plus grands précurseurs du mouvement impressionniste, il n’est cependant en aucun cas possible de le classer parmi les artistes les plus radicaux. Pour autant, sa personnalité s’est toujours manifestée par un esprit combatif malgré un rejet potentiel de son œuvre par ses contemporains. Ainsi, il n’hésitera jamais à exposer malgré l’incompréhension du public de son temps. Ce qui interpelle l’ensemble des artistes, c’est donc précisément son style particulièrement indépendant qui influencera par la suite Whislet ou Monet en 1870 tout comme les peintres symbolistes. Raison pour laquelle il était impérieux de catégoriser Turner parmi les peintres de tradition académique, puisque il s’est lui-aussi reposé sur ses maîtres et prédécesseurs. Autrement dit et pour conclure, « il n’y a pas d’éternité dans le regard de l’homme, et encore moins dans celui du poète qui regarde l’homme. Car l’artiste est celui qui inspire plutôt que celui qui est inspiré. »

S.W.
 

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