Un jour il ne mourira plus auprès de son Père éternel

par Marsupilami
mercredi 18 mars 2009

Suite à la mort de l’irremplaçable Alain Bashung, on aura tout rappelé de ce qui constituait son personnage : le rocker expérimental et élégant, le sombre dandy fumeur et buveur, le malaxeur génial des mots des autres pour en faire les siens, le crooner improbable aux drôles de textes multi-signifiants, le romantique mélancolique shooté à la cocasserie, l’amoureux éperdu et timide, le musicien inspiré et toujours original, le parrain classieux de la chanson française, l’homme qui venait de Vénus et qui vient d’y retourner. Tout rappelé ? Non, pas vraiment.

Comme un vide entre L’Imprudence et Bleu pétrole

On aura aussi rappelé les treize albums qu’il a enregistrés, les très bons, les moins bons et les sublimes, en insistant sur ceux qui comprenaient les tubes et surtout sur ceux qu’il a produits pendant ses dix dernières années d’existence, les meilleurs : Fantaisie Militaire et Bleu pétrole bien sûr… en étant plus discret sur le très expérimental, austère et abstrait L’Imprudence… et encore plus discret - voire mutique - sur Le Cantique des Cantiques, album enregistré en compagnie de son ultime épouse, Chloé Mons. Car Bashung n’a pas enregistré treize, mais quatorze albums, et ce Cantique des cantiques est sans doute l’un des plus beaux et à coup sûr le plus méconnu.

Pourquoi ce silence commémoratif à propos de cet album paru dans le sillon de L’Imprudence et marqué par une profonde originalité musicale et expérimentale ? Probablement parce qu’il dérange, qu’il gêne, qu’il semble être une incongruité dans cette discographie. Songez donc : il n’est pas paru chez Universal, sa dernière maison de disques, mais chez Bayard, éditeur catholique, et pour cause : cet album d’une sensualité torride à la hauteur de Madame rêve, est issu d’un texte tiré de la Bible, rien de moins. Et de plus, il ne contenait aucune chanson susceptible de faire un tube au format FM.

Bashung le sulfureux rebelle était-il aussi un fervent chrétien ? Cette facette du personnage aurait-elle été assez insupportable à assimiler par l’establishment laudatif post-mortem pour qu’on la passe à la trappe des commémorations ? Avant de tenter de faire le point sur cet aspect peu connu de la personnalité complexe du chanteur, présentons brièvement l’objet de ce délit.

Des Cantiques très physiques


Ce que l’on appelle le Cantique des cantiques est une collection de poèmes d’amour en forme de réponses entre une femme et un homme, voire entre plusieurs couples sur fond d’évocation quasi-panthéiste des éléments de la nature. Les savants et exégètes pensent qu’il est le fruit d’une compilation de plusieurs poèmes pré-judaïques tels qu’on en trouve dans toute la littérature du Proche-Orient ancien et dont on retrouve aussi des traces dans la littérature musulmane - les Contes des Milles et une Nuits par exemple.

Le livre a d’abord été rejeté à cause de son caractère profane, dont témoignent les nombreuses images érotiques comme : “Tes deux seins, tels deux faons, jumeaux de la gazelle, pâturent dans les lotus” ou encore “Qu’elles sont belles, tes étreintes, ma soeur-fiancée, qu’elles sont bonnes tes étreintes, plus que le vin !” et du caractère presque animiste du rapport avec la nature qu’entretenaient les amants. Puis il fut décidé par les suspicieux rabbins, on ne sait trop pourquoi et après des siècles de discussions pré-byzantines, que ces poèmes étaient haram et qu’en fait ces dialogues symbolisaient l’union de Yahvé avec son peuple élu. Et c’est ainsi que ces textes hyper-sensuels, voire explicitement sexuels, furent incorporés dans la Bible au premier siècle après J.C., et qu’ils sont récités au moment de la Pâque juive… en dépit du fait que Dieu n’y soit pas mentionné, sinon par une brève et unique allusion à la “flamme de Yah” (Yah étant un des diminutifs de YHWH, Yahvé).

Les prêtres chrétiens, à la suite des rabbins, ont eux aussi été pendant des siècles très ennuyés par les torrents d’érotisme que dégagent ces poèmes qui faisaient pourtant partie du Canon biblique. L’austère et anti-fornicateur Calvin fut un temps tenté de mettre le Cantique des Cantiques à l’index, mais en bon bibliste fondamentaliste, il n’osa pas aller jusque là. Certains théologiens catholiques, imitant en cela leurs prédécesseurs judaïques, décidèrent que les torrides échanges des amants pouvaient être considérés comme des allégories ressemblant plus ou moins à la relation amoureuse que le Christ entretenait avec l’Eglise. D’autres exégètes, plus circonspects et moins capillotracteurs, préférèrent se caler sur une version moins divine et plus réaliste étant donné le contenu érotique très explicite de ces textes : pour eux, le Cantique des cantiques était bien des dialogues amoureux de chair et de sang qu’il ne restait plus qu’à sanctifier par les liens sacrés du mariage et la position obligatoire du missionnaire.

Bref, le Cantique des cantiques est un texte biblique on ne peut plus sulfureux et hors-normes qui ne pouvait que susciter le charnel désir de Bashung de l’interpréter : à quels canons de la Bible Madame rêve-t-elle vraiment ?

Bashung, l’Eglise, la transcendance et le Père éternel

En juin 2001, Bashung épouse religieusement Chloé Mons (ses deux précédents mariages avaient été civils). A cette occasion, il demande à Rodolphe Burger, l’ex-leader de Kat Onoma, de mettre en musique le Cantique des cantiques pour leur cérémonie de mariage, à partir d’une nouvelle traduction de cette œuvre par l’écrivain Olivier Cadiot (déjà auteur d’autres textes pour lui). Comment ? Bashung catho ?

Bof… l’interprétation que font Alain et Chloé du Cantique des cantiques est bel et bien un dialogue brûlant et sensuel entre amants de chair et de sang, mais l’ambiance et la musique sont aussi très mystiques. Quoi donc, alors ?

Né d’un père kabyle qu’il n’a jamais connu et d’une mère bretonne, le jeune Alain a en fait été éduqué en Alsace par les parents du nouvel époux de sa mère, des gens très conservateurs et catholiques. Il a été enfant de chœur, ce qui lui a permis de faire ses premiers pas musicaux, et dès l’adolescence a vite pris ses distances avec la foi inculquée. Faut pas prendre les canards sauvages pour des enfants de chœur !

Mais ce père absent continuera à secrètement le hanter : “Lorsque mon père a disparu, je n’ai pas eu la force d’aller jusqu’au cimetière. Se réunir après un enterrement Avoir les larmes du manque, celle des retrouvailles. C’est un moment étrange. On n’en parle pas mais on sent les choses. Ce n’est pas stérile. La sensibilité est exacerbée. Il y a des notes qui viennent comme ça et qui ne se trouvent pas ailleurs. On devrait être tout le temps dans une réceptivité totale à la vie. Comme si on avait miraculeusement trouvé le chemin du plus profond de soi”.

Il y a quelque chose de mystique dans ces propos, tout comme dans la manière dont il évoque son mariage religieux avec Chloé : “La première fois à l’église. Enfin, je crois. Il y a des moments de ma vie que j’ai oubliés parce qu’ils sont liés à des cicatrices pas tout à fait refermées (…). Se marier, c’est une façon de se donner une base pour avancer, pour voir loin, jusqu’au dernier jour. C’est le besoin de m’arrimer à une force qui me dépasse. C’est peut-être ça, l’inconnu, le mystère, dont on parle dans la Bible (…). La force de repartir à chaque fois, on ne la trouve pas seulement en soi, ni auprès d’un autre. Ce mystère me paraît le plus essentiel, ce qui vaut qu’on passe sa vie à le chercher, à le comprendre. J’ai eu une éducation catholique. Le trou béant entre les valeurs proposées au catéchisme et ceux censés les mettre à exécution m’a dégoûté. Reste l’idée du Père éternel. L’interlocuteur le plus intime, plus intime peut-être que la femme que j’aime. Le confident suprême. Et puis l’idée que l’amour transcende la souffrance. J’ai eu envie de me cramer, d’être maître de mes douleurs, de mes plaisirs, sans emmerder personne. Il y a des souffrances que l’on ne choisit pas. Donner, recevoir, la musique, l’amour, la vie”.

Un Père éternel et métaphysique se substituant à celui qui l’a abandonné ici-bas ? L’explication psychologisante est tentante mais elle est totalement insuffisante pour expliquer le souffle habité qui parcourt son œuvre hantée par une obscure transcendance réelle ou imaginaire - et les propos qu’il tient à propos de Dieu. Un jour Bashung ne mourira plus auprès de son Père éternel.


Lire l'article complet, et les commentaires