« Un Jour Sans Fin » : conquête du temps, amour et liberté
par Nicolas Cavaliere
vendredi 12 mars 2021
Une synthèse ardente et entière.
Le 2 février, selon le calendrier celtique aujourd’hui désuet, est le deuxième jour du printemps. Le film ignore cette antique conception des saisons ; la marmotte se présente à Punxsutawney pour annoncer ou non que l’hiver américain durera 40 jours de plus, et comme chaque année, ça ne manque pas. Le froid va persister, les maladies continueront à se répandre, il va falloir supporter le règne de l’ombre encore pendant quelques temps. Phil Connors, à la croisée de ces deux paradigmes du temps, ne pouvait trouver une meilleure période pour s’arrêter, contempler les neiges restantes, se défaire de sa mélancolie, s’améliorer et conquérir Rita Hanson, la femme de sa vie. Oh, il n’a rien choisi, le bougre. Nanti d’une nature arrogante, convaincu d’être le centre du monde tout en exerçant une modeste profession dans une modeste organisation, il ne peut se convaincre que son existence consiste en un passage éclair d’une importance relative, et c’est pourquoi il vise l’absolu.
L’absolu accessible n’étant pas l’absolu, il ne peut que vouloir l’inaccessible, et il se présente un jour en la personne de Rita, absolu de chair et d’âme humaines dont la féminité permet la reproduction des êtres relatifs qui peuplent le continent sexué de cet univers absolu. Phil, meurtri d’amour, convaincu soudain de son inanité, ne peut que vouloir rattraper le temps perdu à se complaire dans sa médiocrité, et grâce à un heureux hasard comme seuls les films fantastiques savent en proposer, trouve l’opportunité d’une durée figée et d’une amélioration continue. Certes, l’aventure le rend perplexe au départ, la confusion l’envahit, mais les péripéties s’enchaînant, les possibilités de satisfaire ses instincts basiques obtiennent leur terrain naturel, jusqu’à ce que l’évidence s’impose. Tout cela est terriblement éphémère. Il faut plus que le basique, il faut l’amour, il faut Rita.
Mais Rita sait ce qu’elle veut. Rita est intrinsèquement positive. Elle veut la grâce et la tendresse d’un monde où les nuages viennent seuls, où on ne les convoque pas. La neige est magnifique, mais on ne peut pas décider de l’hiver. Phil commente la météo comme s’il choisissait le temps qu’il allait faire le lendemain. Il n’est pas l’homme de la situation, ses tentatives sont vouées à l’échec car il recherche le succès comme un homme empressé. Il n’apprend que ce qui sert ses buts, dévoie ses capacités, s’enchaîne à une intention comme un masochiste à ses menottes. Tout près de mourir, il réalise qu’il ne peut passer. Il est prisonnier de sa nécessité, alors il va conquérir le temps de s’affranchir de sa manie du contrôle. Il va devenir libre et aimer. Chaque jour étant le même, il peut en maîtriser une partie mais pas le tout. Le passé est immuable. Les matins se ressemblent tous. Les vieillards continuent à mourir entre ses mains. Tout ce qu’il peut aborder n’est que la matière déjà présente hier, mais c’est par son travail qu’il peut apprendre à la sculpter, et apprendre à renoncer à la sculpter. Alors, il s’y engage, et y trouve la longévité du bon sentiment dans des blocs de glace et dans des notes de musique. Il y rencontre surtout des amis.
C’est à ce moment où Phil a oublié Rita, où il s’est oublié lui-même, où il a tout oublié au point de faire attention à tout, que Rita le voit enfin pour ce qu’il est : un perpétuel apprenant ; un perpétuel participant ; un océan d’amour environnant de fermes continents qu’il aide à attendrir. Ayant enfin observé à quel point ses rives peuvent être agréables, elle donne tout ce qu’elle a pour s’unir à lui dans un geste évanescent qui exclame admiration, amour, tendresse, stupéfaction, ensorcellement. Grâce à elle, Phil aura acquis les dons de jouer de la musique et de réciter des vers de poésie italienne (ou française en VO).
Parce qu’elle est ouverte à tous les possibles, Rita est le cœur battant du film. Ce sont ses expériences qui informent le personnage principal du chemin qu’il doit suivre. Ce sont ses passions qui le guident, ce sont ses petites manies, ses lubies, son petit rire enfantin, son charme, sa douceur, sa décence, sa rectitude et son sens commun de ce qui est bon qui fournissent l’exemple implicite de ce qu’il est agréable d’être, de rencontrer et de devenir au monde. Rien de ce qu’elle fait, affirme ou admet ne donne d’indice sur ce qu’elle est, parce qu’elle est, simplement, et qu’elle brille de son aura solaire. Toucher ou atteindre le soleil, là n’est pas le but. C’est à la lumière qu’il s’agit de s’accorder, pour faire corps avec elle, pour être âme avec elle. Rita est un être qui recherche des bonheurs simples. Elle ne revendique pas sa féminité en s’alignant sur la corruption des hommes, en vantant les prouesses des corporations capitalistes et en poussant pour l’instauration de passeports sanitaires à une échelle continentale pour que les monstres globaux continuent à s’engraisser. Rita n’est pas une Ursula ou une Cruella d’Enfer.
Phil et Rita, après 1h40 de vie commune, se connaissent suffisamment pour projeter de s’installer ensemble dans une petite ville aussi sympathique qu’eux, au moins pour un temps qu’on espère long comme la chevelure d’une comète. D’autres batailles de neige les attendent, d’autres blizzards, d’autres journées aussi. Un 2 février de rêve ne peut être vécu indéfiniment. Mais libres et amoureux, il n’est pas impossible qu’un 3 février de rêve les transportent.
Si la valeur n’attend pas le nombre des années, elle n’attend pas non plus le nombre des minutes, et une poussière de secondes ressemble parfois à une poussière d’étoiles dans les yeux de deux enfants se rencontrant au jardin et choisissant de s’unir en trajectoires parallèles. C’est à eux qu’appartient le monde, loin de la maladie, loin de la mort. La tendresse leur appartient, elle est l’héritage de l’amour de leurs parents. Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus complète qui se puisse imaginer. Avec une Grâce qui ne doit rien à personne sauf à ses auteurs, « Un jour sans fin » montre comment ils naissent, et pourquoi ils demeurent.